Le temps long de la Libération

 

 

Si le centenaire de l’année 1914 a donné lieu à de nombreuses publications relatives à la Bretagne, tel ne fut pas le cas du 70e anniversaire de la Libération, à l’exception peut-être du bel album de C. Bougeard paru aux Presses universitaires de Rennes1. Seul ou presque dans l’offre éditoriale de ces commémorations, le Août 1944. Saint-Malo libéré publié par les éditions Cristel et la Société d’histoire et d’archéologie de l’arrondissement de Saint-Malo sous la direction de M. Jean2 se distingue donc naturellement. Pourtant, on aurait tort de ne s’intéresser à ce volume que du fait d’une certaine pénurie éditoriale.

L’histoire pour commémorer

Nous avions déjà eu l’occasion de souligner la haute tenue des commémorations de la Libération sur l’agglomération malouine en insistant notamment sur la journée d’études organisée le 18 août 2014 par la Société d’histoire et d’archéologie de l’arrondissement de Saint-Malo. Ne se cantonnant nullement aux incantations solennelles appelant au sacrosaint devoir de mémoire, Saint-Malo passait à l’action en donnant la parole aux historiens. C’est des actes de cette journée d’études dont il s’agit ici et on ne peut, à ce propos, que souligner le contraste avec la situation rennaise, le chef-lieu du département d’Ille-et-Vilaine n’ayant pour l’heure – des projets très alléchants existent… – fait l’objet que d’un ouvrage, compilation plus ou moins désarticulée d’articles de Wikipédia3.

Lors du 70e anniversaire de la Libération à Saint-Malo. Arch. mun. Saint-Malo.

L’un des principaux mérites de cette livraison malouine est de rappeler – si besoin était – qu’un objet historique n’est jamais totalement circonscrit, qu’il reste toujours de nouvelles approches à inventer, des archives à lire différemment, des questions inédites à poser… De même, il montre combien les petites échelles sont des terrains propices à de tels réexamens, loin de l’étiquette parfois condescendante d’histoire locale que certain.e.s apposent facilement à ce type d’études.

De ce double point de vue l’ouvrage est une incontestable réussite, en jouant efficacement sur des registres bien différents. Publié à l’occasion d’un anniversaire, le livre sait profiter de ce cadre commémoratif pour rendre certains hommages, comme celui décerné à Pierre Demalvilain, figure connue de tous les Malouins et président d’honneur de la journée d’études du 18 août 2014 (p. 9-11). Pédagogique, le volume dirigé par Marc Jean sait également rappeler au plus large public le cadre général de la Libération de Saint-Malo tout en revenant sur certaines légendes urbaines. Et on ne pourra à ce propos que souligner certaines lignes d’E. Peyle concernant « la rumeur populaire [qui] voudrait que l’île de Cézembre soit le premier site d’utilisation du napalm en Europe » alors que « rien n’est plus faux » (p. 133 et suivantes pour ce très utile développement).

Un cadre de compréhension élargi

Mais c’est bien entendu sur le plan stricto sensu scientifique que cet ouvrage est le plus décisif et on est à ce propos frappé de voir combien – encore une fois – la mémoire s’oppose à l’histoire. En effet, là où le rythme commémoratif impose une Libération circonscrite à seulement quelques jours, l’ouvrage dirigé par M. Jean offre une perspective bien plus large, allant des prémices de cette dernière jusqu’à sa complète réalisation.

Troupes allemandes devant une pièce d'artillerie positionnée intra-muros. Collection particulière.

Pour Y. Lagadec, c’est dès le début du mois de juillet 1944 que celle-ci se dessine, par l’intermédiaire des deux équipes jedburgh Guy et Gavin. Revenant en détail sur ce qu’il qualifie de « semi-échec » (p. 101), il livre un texte fourmillant de détails et qui, par bien des égards, va lui aussi à l’encontre de la vulgate communément admise. Ainsi lorsqu’il rappelle que (p. 111)

« si les connaissances des Jedburgh quant aux divisions internes de la Résistance française étaient souvent des plus sommaires à leur arrivée en territoire occupé, ils accordèrent souvent leur confiance pleine et entière au premier groupe rencontré, sans tenir compte des appartenances politiques. Alors que certaines équipes ne juraient que par les FFI, d’autres, telles Gavin et Guy, semblent avoir privilégié les FTP, les seules qui leur permirent de rejoindre leur zone de mission, les seuls qui, sur place, leurs semblèrent suffisamment structurés pour passer rapidement à l’action. »

Ce faisant, Y. Lagadec s’affirme encore un peu plus comme le meilleur spécialiste des forces spéciales en Bretagne pendant la Seconde Guerre mondiale.

Autre texte important, celui de M. Jean à propos des opérations de déminage dans le secteur de Saint-Malo. Ecrit à partir des travaux de P. Marion, dont la thèse effectuée sous la direction de M. Bergère est une histoire sociale du déminage et des démineurs en Alsace et en Bretagne, cette communication rappelle qu’y compris dans sa  dimension militaire la Libération ne saurait être comprise comme s’achevant en août 1944. C’est ainsi que, jusqu’au 31 décembre 1947, on compte en Ille-et-Vilaine 46 tués et 58 blessés du fait de ces munitions explosées, les deux-tiers de ces accidents survenant d’ailleurs dans la région de Saint-Malo (p. 148).

Enfin, autre doctorant de M. Bergère, F. Lostec revient sur les affres de l’épuration malouine, dimension qui là encore contribue à étirer les bornes chronologiques de la Libération. D’ailleurs, là n’est pas qu’une simple vue de l’esprit tant les chiffres concernant le canton de Saint-Malo sont impressionnants avec presque deux fois plus, par rapport à la moyenne nationale, de personnes jugées pour faits de collaboration par les cours spéciales installées lors de l’été 1944 (p. 157) soit plus de 35 au mois de mars 1945, là où l’activité judiciaire est la plus intense (p. 161).

Lalibération de Saint-Malo est indissociable des dramatiques bombardements endurés par la ville. Archives de la SHAASM.

On le voit, les actes de cette journée d’études constituent un volume  d’un intérêt certain, livre dont l’un des principaux mérites est assurément d’inciter à sans cesse réexaminer de nouveaux objets historiques, y compris à l’échelle locale. Car c’est uniquement là que peuvent se distinguer un certain nombre de subtilités qui, parfois, peuvent grandement faire progresser les connaissances, ce que rappelle parfaitement F. Lostec. Si le sujet de l’épuration n’est pas en soi totalement neuf, l’étude du cas malouin se révèle indispensable pour mieux comprendre la globalité du phénomène. En effet, constatant « l’absence pure et simple de collaboratrices sentimentales » parmi la population malouine jugée, Fabien Lostec met en évidence « une interprétation différente des textes par la chambre civique d’Ille-et-Vilaine » (p. 173). Une conclusion qui rappelle combien ce type de journées d’études et d’actes sont indispensables aux progrès de la recherche en histoire.

Erwan LE GALL

JEAN, Marc (Dir.), Août 1944. Saint-Malo libérée, Saint-Malo, Editions Cristel / Société historique et archéologique de l’arrondissement de Saint-Malo, 2014.

 

 

1 BOUGEARD, Christian, La Bretagne de l’Occupation à la Libération, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2014.

2 JEAN, Marc (Dir.), Août 1944. Saint-Malo libérée, Saint-Malo, Editions Cristel / Société historique et archéologique de l’arrondissement de Saint-Malo, 2014. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

3 MAIGNEN, Etienne, Rennes pendant la guerre. Chroniques de 1939 à 1945, Rennes, Editons Ouest-France, 2013.