Mémoires maritimes contre histoire maritime ?

 

 

Un colloque intitulé « Mémoires maritimes » s’est tenu en octobre 2014 à Concarneau, aboutissement d’un projet local autour de la question du patrimoine maritime. Un ouvrage rassemblant les interventions des participants vient de sortir sous le titre Retour de mer. Mémoires maritimes en chantier.1

Carte postale. Collection particulière.

Il est publié par la maison d’édition finistérienne Locus Solus, dont nous pouvons signaler, une nouvelle fois, le remarquable travail d’édition : qualité des papiers, textes clairement présentés, iconographie riche et variée. Dirigé par Sophie Lecomte, responsable de 2010 à 2015 du projet « Ville d’Art et d’Histoire » de la ville de Concarneau, l’ouvrage rassemble un grand nombre d’auteurs aux profils divers : élus locaux, acteurs du monde du patrimoine et de la culture, géographes, historiens de l’art, sociologues, documentalistes, conteurs, personnalités issues du monde maritime.

Patrimonialiser et/ou muséifier ?

Parmi la vingtaine de courts articles présentés dans l’ouvrage, quelques-uns ont particulièrement retenu notre attention. C’est notamment le cas de la communication de C. Quimbert, président de l’association Bretagne Culture Diversité à qui l’on doit la production récente de l’excellent webdocumentaire A bientôt de vos nouvelles, sur les rapports entre histoire et patrimoine (p. 22). Il rappelle que la naissance, en 2003, de la notion de « patrimoine immatériel » a suscité de nombreuses craintes sur la possible « muséification » de ces cultures, entraînant alors leur déclin (p. 23). Il met en garde également contre les tentatives de recréation d’objets culturels « dans un contexte socio-culturel différent de celui dans lequel s’est développé [cet objet]. » Il en va ainsi des « mouvements revivalistes. » (p. 27) Il voit aussi dans l’euphorie patrimoniale comme un « besoin de retour au territoire », en réaction « à la mondialisation » uniformisatrice (p. 30). Il souhaite que cette « identité restituée » soit « plurielle » tout autant que « l’identité d’une personne », obligeant ainsi les acteurs de la mémoire et du patrimoine à « veiller à ce que tout un chacun puisse s’y retrouver » (p. 30).

De mutiples initiatives

La contribution de la revue Le Chasse-Marée dans l’invention du patrimoine maritime est à cet égard fort intéressante (p. 32). Cette revue fondée en 1981 prenait le pari de produire des articles de fond sur « la vieille marine, celle des bateaux à voiles en bois » (p. 33). Alors que beaucoup prédisait un flop commercial, la revue est toujours en kiosque 35 ans plus tard. J. Blanken, qui signe l’article, rappelle que la revue est fondée sur un terreau fertile, puisqu’à partir des années 1970, les études sur l’ethnologie maritime – souvent le fait d’amateurs – se multiplient, parmi lesquelles on compte le classique Ar Vag, voile au travail en Bretagne Atlantique, écrit en 1978 par Bernard Cadoret, le futur fondateur de la revue (p. 34). Le Chasse-Marée est ainsi « tout sauf le fruit du hasard […] c’est la réponse adaptée à une attente identifiée. » Très rapidement, les animateurs de la revue font la promotion du patrimoine maritime, notamment par le biais des « fêtes maritimes » réunissant des bateaux traditionnels. C’est le cas des fêtes de Douarnenez en 1986, et plus encore de Brest 92, événement qui reçoit plus d’un million de visiteurs, donnant ainsi une « notoriété nationale » au patrimoine maritime (p. 37). D’autres chantiers patrimoniaux voient également le jour, comme la « reconstitution de bateaux traditionnels », avec l’association Treizour qui construit en 1983 – à partir d’archives – une chaloupe sardinière nommée Telenn Mor. Vient ensuite en 1987 la « première réplique de grande ampleur d’un voilier de pêche », avec la bisquine La Cancalaise.

J.-M. Le Boulanger revient quant à lui sur la « mise en patrimoine» du filet bleu concarnois (p. 178). A l’origine, ce filet bleu est un filet pêche droit qui ne capture que les sardines de taille adulte. Les marins embarqués sont d’ailleurs les propriétaires de cet outil de travail (p. 179). Face à l’industrialisation de la conserverie, les pêcheurs concarnois se mettent à utiliser des filets en forme de « poches qui enserrent les bancs de sardines » : les sennes et les bolinches. Le filet bleu devient alors rapidement obsolète. Seuls les Douarnenistes refusent d’utiliser ces nouveaux modes de pêche lorsqu’ils pêchent dans leur baie, comme le signe d’une volonté de protéger leur « refuge, [leur] chez-soi. Le Heimat » (p. 180). Une pratique qui perdure ainsi jusqu’à la « guerre de la bolinche » en 1958 lorsque les marins d’Audierne et du pays Bigouden investissent la baie de Douarnenez pour y pêcher avec les nouvelles techniques. Un an plus tard, la pêche traditionnelle douarneniste a perdu définitivement le combat, au profit de la pêche industrielle. A l’heure des débats sur la préservation de la ressource, de la « pêche durable », J.-M. Le Boulanger se demande si au final « les vaincus de l’Histoire », qualifiés à l’époque de « conservateurs » et de « rétrograde », n’avaient pas en fait raison avant tout le monde. La pêche traditionnelle au filet bleu constituerait alors un patrimoine dans le sens où il « préserve un espace pour le transmettre » (p. 182). C’est pourquoi il appelle à « refus[er] les fausses hiérarchies qui placent sur un piédestal des cultures dites savantes et qui relèguent, d’un revers de main, des cultures populaires aux enfers de l’oubli. Les « gens de peu » peuvent nous en apprendre beaucoup sur le monde et sur les hommes » (p. 183).

Audierne, le port dans les années 1960. Carte postale. Collection particulière.

Parfois, au fil de l’ouvrage, une dichotomie entre monde historien « savant » et monde culturel patrimonial semble s’installer sur la notion de mémoire(s). Si les problématiques énoncées dès l’entame de l’ouvrage auraient pu être écrites, quasiment dans les mêmes termes, par un historien : « Qu’est-ce que la mémoire ? Quelle est sa place dans notre société actuelle ? Que nous apporte-t-elle dans le présent ? » (p. 5) ; il est intéressant de voir comment l’adjointe à la culture de Concarneau, qui signe l’introduction de l’ouvrage, définit cette mémoire comme

« un socle indispensable. C’est un moyen de se connaître soi-même, de retrouver des valeurs perdues, de comprendre son passé, de se situer dans le présent et de construire son avenir. »

Et de prolonger son propos en assignant un devoir de transmission de la mémoire aux générations futures (p .6). Dans la même veine d’idées, Sophie Lecomte met en doute la dimension objective de l’histoire, puisque « le discours historique est construit dans le contexte culturel qui lui est propre » (p. 15). Elle préfère à cela la mémoire orale, avec l’argument que « chaque témoignage est vrai » (p. 17). Ce « patrimoine oral » devient alors une « trace » du passé (p. 18-19) à conserver en tant que telle pour la transmettre intacte aux jeunes générations. Cette vision des choses est certainement accentuée par l’absence d’historiens, au sens universitaire du terme, à ce colloque. Mais cela confère à l’ouvrage une dimension intéressante, comme un révélateur du manque de présence de l’histoire, en tant que science, dans les enjeux locaux de mémoires et leurs mises en œuvre dans les politiques publiques patrimoniales et mémorielles.

Thomas PERRONO

LECOMTE, Sophie (dir.), Retour de mer. Mémoires maritimes en chantier, Lopérec, Locus Solus, 2015.

 

 

 

1 LECOMTE, Sophie (dir.), Retour de mer. Mémoires maritimes en chantier, Lopérec, Locus Solus, 2015. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.