De l’autre côté de la tranchée : trois témoignages de combattants allemands de la Grande Guerre

 

 

Pourquoi rendre compte dans ces colonnes, essentiellement dévolues à l’histoire contemporaine en Bretagne, d’un ouvrage constitué de trois témoignages de combattants allemands de la Grande Guerre, volume de surcroît publié par l’éditeur vosgien Edhisto ?1 Nous semble-t-il évidente, la réponse tient en quelques mots. Comment en effet prétendre connaître l’expérience de guerre des poilus bretons sans d’une part s’intéresser à ceux qu’ils affrontent, d’autre part relever les singularités et/ou les similitudes entre ces combattants ? En vogue depuis les années 1970 et notamment la publication des carnets de Louis Barthas2, l’édition de témoignage n’a en effet de sens que si ceux-ci sont confrontés, mis en série. Tel était d’ailleurs bien là l’objectif, d’une certaine manière, du fameux Dictionnaire des 500 témoins, co-publié d’ailleurs par ces mêmes éditions EDHISTO3.

Trois témoins

Les trois témoignages réunis ici ont en commun d’être issus de plumes wurtembergeoises (p. 12), une identité régionale qui ne transparait que rarement et que pour contraster avec les Prussiens jugés péjorativement (p. 82),  de même que les Alsaciens-Lorrains (p. 94-954). Ces combattants sont de surcroît amenés à combattre au Bois-le-Prêtre, massif forestier situé à quelques encablures de Pont-à-Mousson, en Meurthe-et-Moselle (p. 13). Eugen Enfinger, Johann Baptist Mack et Albert Weiss sont enfin tous trois bien insérés dans la vie professionnelle au moment du déclanchement du conflit. Aucun n’est militaire de carrière et l’un d’eux n’avait même pas fait son service, ce qui ne les empêche pas de répondre à l’appel de la mobilisation générale. Le parallèle avec les expériences françaises, et plus spécifiquement pour ce qui nous concerne bretonnes, est ici manifeste, nous y reviendrons.

Territoriaux allemands au Bois-le-Prêtre. Carte postale. Collection particulière.

Notons par ailleurs que les caractéristiques socioprofessionnelles de ces trois témoins renvoient indéniablement à une volonté de cet ouvrage de montrer la guerre d’en bas, non par le récit des grands-hommes et des généraux, mais bien du point de vue d’hommes du peuple. Pour autant, on remarquera qu’Eugen Enfinger est nommé sous-lieutenant le 2 septembre 1917 (p. 140) tandis que Johann Baptist Mack et Albert Weiss sont faits sous-officiers. C’est donc en réalité une situation intermédiaire que ces trois témoignages donnent à voir, celle de cadres de contact, officier subalterne ou sous-officiers.

Ajoutons enfin que ces trois textes n’ont pas grand-chose à voir quant à leur forme. Si celui d’Eugen Enfinger est riche et savamment remanié après le conflit (p. 35 et 154 notamment), les proses de Johann Baptist Mack et Albert Weiss sont au contraire brutes, presque télégraphiques. Précisons que le tout est ici bien édité – on apprécie tout particulièrement la transcription originale de ces sources, en Allemand, en fin de volume – à l’aide d’un appareil critique complet et de nombreuses photographies.

Basculer en guerre

Eugen Effinger est enseignant au moment du déclenchement du conflit, Johann Baptist Mack est charron tandis qu’Albert Weiss est agriculteur. Tous pourtant basculent en quelques heures dans la guerre, répondant dans l’instant à l’appel de la mobilisation. Le texte d’Eugen Effinger se révèle à cet égard précieux car il montre bien le rapport de force qui se joue dans bien des consciences, nuançant considérablement le cliché du militarisme allemand (p. 28) :

« Je n’ai pas fait mon service militaire, alors que j’aime ma patrie comme tout allemand honnête. Mais je hais et lutte contre tout ce que l’on appelle militarisme et soldatesque, ma position est franche et claire, jusqu’à présent j’ai fait tout pour échapper au service militaire. Cette attitude appartient au passé, je suis converti et j’attends fiévreusement le moment auquel je vais mettre la tunique grise pour la première fois. »

De fait, ce texte recomposé après-guerre – ce qui n’est pas anodin – est jonché de propos qui non seulement condamnent le conflit mais traduisent une profonde désespérance : « Toi Bois-le-Prêtre meurtrier de ma jeunesse » écrit, non sans talent, Eugen Efinger en juillet 1915 (p. 74) pour concéder quelques mois plus tard avoir du mal « à résister, tant cette vie perd de sens dans ce désert » (p. 89). Selon toute vraisemblance, la foi chrétienne de l’auteur, et notamment le premier commandement « tu ne tueras point » entre confrontation directe avec l’expérience du combat (p. 98):

« Une fois de plus la même question nous interpelle : pourquoi devrions-nous tuer ? Qui nous décharge de notre responsabilité ? Un soldat qui a tué une sentinelle le matin sauve le soir un coléoptère de l’écrasement en le posant sur le rebord de la tranchée. »

Mais en août 1914, c’est bien, comme en France du reste5, les ressorts du patriotisme défensif qui permettent l’entrée en guerre : « Oui, le peuple allemand dans son ensemble est ému et convaincu de son bon droit » proclame l’instituteur wurtembergeois (p. 29). Même si certains mécanismes de contrainte sociale sont ici identifiables (p. 30), c’est bien de l’acceptation initiale du conflit qu’il s’agit ici6. Elle est par ailleurs l’une des clefs de compréhension du maintien dans la guerre du témoin, Eugen Efinger s’interrogeant en ces termes en juillet 1915 (p. 77):

« Sommes-nous donc des barbares ? Sommes-nous responsables du meurtre des autres peuples, alors qu’eux-mêmes ont le devoir de nous assassiner ? »

Puis, plus pressant encore : « pourquoi tuons-nous puisque nous-sommes des frères et que nous nous voulons du bien ? » (p. 107).

Cimetière allemand au Bois-le-Prêtre. Carte postale. Collection particulière.

Autre dimension marquante de cette entrée en guerre, l’ombre portée de 1870 qui ici est non seulement manifeste mais constitue de toute évidence un point commun avec les Bretons7. C’est ainsi qu’en août 1916 Eugen Efinger note passer devant une maison où séjourne Bismarck pendant la guerre de 1870 (p. 105). En avril 1917, il visite même dans l’Aisne un petit musée consacré au conflit et affirme se promener sur le champ de bataille attenant : « cet espace sur lequel les deux armées vaillantes se sont battues me parait infiniment petit en comparaison du grand champ de bataille sur lequel se déroulent les décisions mondiales aujourd’hui » concède-t-il toutefois (p. 129). Enfin, c’est note-t-il « le jour de la Victoire de Sedan » qu’il est promu sous-lieutenant (p. 140).

La réalité du combat

On comprend dès lors mieux pourquoi la confrontation à la guerre réelle, indépendamment de la violence inhérente au combat, est un tel choc pour Eugen Efinger. Loin des représentations mentales prenant pour support 1870, la guerre se révèle sale  (p. 34) : « je me retrouve nez à nez avec la terrifiante grimace de la guerre en rencontrant un petit groupe de Feldgrauen de retour du Bois-le-Prêtre, ils sont recouverts d’une couche d’argile et ont la mine défaite ». Plus encore, elle fait peur ce qui peut conduire à tirer en pleine nuit sans véritable raison, juste pour se rassurer (p. 40). Et face aux tanks tombés en panne, l’instituteur se prend à rêver et à espérer un conflit où « la volonté et la témérité de l’être humain sont capables de surpasser l’utilisation du matériel le plus sophistiqué » (p. 134).

Le rythme lent de la guerre de positions est particulièrement sensible dans ces trois témoignages. Certes, si les carnets de Johann Baptist Mack et Albert Weiss sont aussi rêches, c’est sans doute que leur capital socio-culturel ne leur permet pas d’avoir une plume aussi vagabonde que celle d’Eugen Efinger. Mais si ces carnets sont parfois aussi arides, c’est aussi parce que les témoins n’ont pas nécessairement beaucoup de choses à dire, submergés par le quotidien du siège mutuel qu’est la guerre des tranchées (p. 65, 217…). Seules les relèves et les montées en premières lignes sont indiquées, confirmant que la guerre de positions, pour se dérouler sur un front immobile, n’en n’est pas moins synonyme de nombreux mouvements pour les combattants8.

Ce faisant, c’est un conflit en négatif qui se révèle, laissant voire les lectures (p. 64, 84) et autres passe-temps des combattants9. Il est à cet égard frappant de remarquer que l’un des passages les plus détaillés du carnet d’Albert Weiss date du  25 septembre 1917, jour d’une « excursion » à Anvers : la guerre se mélange alors à une pratique touristique, révélant une facette encore assez méconnue de l’expérience du conflit.

Combattants allemands au Bois-le-Prêtre. Carte postale. Collection particulière.

Dès lors, c’est une guerre différente qui se laisse découvrir à travers ces trois témoignages, conflit qui par bien des égards fait écho au Live and let live system décrit par Tony Ashworth, sorte de réciprocité tacite entre belligérants sur une même portion de front10. Loin de l’anomie de la guerre totale, l’activité dans les tranchées se révèle codifiée selon des termes implicites, ce qui conduit à des scènes assez hallucinantes quand, en novembre 1916, alors que les batailles de Verdun et de la Somme tirent sur leur fin, des « Français bougent sans se soucier de nous, en sortant la tête » dans leurs tranchées situées à quelques 200 mètres (p. 116). Scène semblable sous la plume de Johann Baptist Mack qui en décembre 1914 indique être « à 150 mètres de l’ennemi » : « Nous nous voyons bien, mais personne ne tire, les Français nous font signe avec leurs képis » (p. 211).

Là n’est pas le moindre mérite de ce volume que de non seulement faire découvrir la Première Guerre mondiale sous une facette qui, après tout, n’est pas si connue, mais de surcroît de permettre de nombreuses passerelles avec l’expérience vécue par les combattants bretons. On ajoutera une mention particulière pour le très riche témoignage d’Eugen Efinger qui à lui seul justifie amplement que l’on connaisse cet ouvrage. Il n’est en effet pas exclu qu’on y découvre aussi un bon écrivain.

Erwan LE GALL

DRULANG-MACK, Jean-Pierre (avec le concours de HAGE, Silvia et BERTINOTTI, Thierry), Du Württemberg au Bois-le-Prêtre, 1914-1918, Moyenmoutier, EDHISTO, 2016.

 

 

 

 

 

 

1 DRULANG-MACK, Jean-Pierre (avec le concours de HAGE, Silvia et BERTINOTTI, Thierry), Du Württemberg au Bois-le-Prêtre, 1914-1918, Moyenmoutier, EDHISTO, 2016. Afin de ne pas surcharger l’appareil critique, les références à ce volume seront simplement indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 BARTHAS, Louis, Les carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier, 1914-1918, Paris, La Découverte, 1997 (première édition Maspéro, 1977).

3 CAZALS, Rémy (Dir.), 500 témoins de la Grande Guerre, Moyenmoutier, Editions Midi-Pyrénéennes / EDHISTO, 2013.

4 Sur la question on se permettra de renvoyer à BOURLET, Michaël, LAGADEC, Yann et LE GALL, Erwan (dir.), Petites patries dans la Grande Guerre, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013.

5 Sur cette question se rapporter à la magistrale thèse de BECKER, Jean-Jacques, 1914, Comment les français sont entrés dans la guerre, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1977. 

6 Nous reprenons ici le triptyque du récent et très stimulant, quoi que pour l’heure peu discuté, BEAUPRE, Nicolas, JONES, Heather et RASMUSSEN, Anne, Dans la guerre 1914-1918. Accepter, endurer, refuser, Paris, Les Belles Lettres, 2015. Pour ce qui est de l’endurance combattante, Eugen Efinger paraît très attaché au sens du devoir, signe d’une forte contrainte intérieure. C’est ainsi qu’à l’été 1915, après une attaque française sur le Bois-le-Prêtre, il note (p. 73) : « La position est restée en notre possession, nous avons tenu parole, nous avons fait notre devoir ». Il juge de même sévèrement un français venu en octobre 1916 se constituer prisonnier dans les lignes allemandes : « c’est un traitre » (p. 111).

7 Sur cette question on se permettra de renvoyer à LE GALL, « La prégnance du souvenir de 1870 dans l’entrée en guerre en 1914 : l’exemple du 47e régiment d’infanterie », in Ouvrage collectif, La Guerre de 1870-1871 dans l’Oise, Compiègne, Société historique, archéologique et scientifique de Noyon et Société d’histoire moderne et contemporaine de Compiègne, 2013 et « Eriger 1870 en fondement d’une protoculture de la Première Guerre mondiale : l’exemple breton », En Envor, Revue d’histoire contemporaine en Bretagne, n°4, été 2014, en ligne.

8 Sur cette question on se permettra de renvoyer à LE GALL, Erwan, « La guerre comme série de mouvements ? Analyse à partir du cas 1914-1918 », En Envor, Revue d’histoire contemporaine en Bretagne, n°3, hiver 2014, en ligne.

9 Sur la question GILLES, Benjamin, Lectures de poilus 1914-1918, Livres et journaux dans les tranchées, Paris, Autrement, 2013.

10 ASHWORTH, Tony, Trench Warfare 1914-1918, The Live and Let Live System, London, Pan Books, 2000.