Quand le bâtiment va… les migrants sont là

 

L’histoire des migrations est un champ de recherche particulièrement vaste et dynamique. Dans son nouvel ouvrage, publié aux éditions du CNRS, M. Martini apporte une nouvelle pierre à l’édifice historiographique des rapports entre migrations et travail1. Sans renier les études classiques menées sur les enclaves ethniques2, l’originalité de la démarche est d’avoir pris non pas un groupe ethnique en tant que sujet, mais un secteur d’activité économiquement important – le bâtiment –, sur un territoire restreint – quelques communes de la  banlieue de l’Est parisien : Nogent-sur-Marne, Champigny-sur-Marne et Le Perreux. Dans une analyse qui fait varier les échelles jusqu’à la microhistoire de parcours migratoires reconstitués, l’historienne s’attache à voir en quoi la petite entreprise du bâtiment permet à plusieurs générations de migrants venus de divers horizons de s’insérer sur leur nouveau territoire de travail et de vie familiale, leur permettant parfois une certaine ascension sociale.

Le bâtiment, un monde d’immigrés

Immigration et secteur du bâtiment sont si fortement imbriqués à Paris qu’il est difficile de trouver, dans l’après Seconde Guerre mondiale, le moindre chantier de construction sans la présence de main d’œuvre immigrée. Si cette situation n’est pas exceptionnelle au regard d’autres villes comme New York ou Berlin, la capitale française se démarque pourtant d’autres territoires – Pays-Bas ou Grande-Bretagne – avec une forte culture d’immigration (p. 66-67). M. Martini rappelle d’ailleurs que « la présence de travailleurs migrants [en France] est attestée sans discontinuité depuis au moins deux siècles ».

Groupe d'ouvriers. Sans lieu ni date. Collection particulière.

Ces migrations sont d’abord majoritairement provinciales, avec les fameux maçons de la Creuse qui constituent la moitié de la main d’œuvre parisienne de ce corps de métier dès la fin du XVIIIe siècle (p. 70). Toutefois, il faut casser l’idée de vagues migratoires venant successivement d’horizons différents. Au contraire, il y a bien « coexistence et mélange de populations migrantes » (p. 73). Pour autant, il faut garder à l’esprit qu’à la fin du XIXe siècle – au recensement de 1891 – les travailleurs non-nationaux de « l’industrie du bâtiment » ne représentent encore que 10% de l’effectif total du secteur (p. 82).

La situation change dans l’entre-deux-guerres. Les migrations provinciales ne suffisent plus à alimenter les besoins en main d’œuvre du bâtiment parisien. On sait en effet que la population d’origine rurale qui la constitue le plus souvent est durement frappée au cours de la Grande Guerre, puisque largement enrôlée au sein de l’Infanterie, arme où les pertes sont les plus sévères. Portés par les Italiens, ce sont les travailleurs immigrés non-nationaux qui viennent compenser cette carence et l’on constate que leur nombre double au milieu des années 1920 (p. 86). Après-guerre, jusqu’au milieu des années 1950, alors que la Reconstruction bat son plein, la main d’œuvre étrangère dans le bâtiment retourne à un étiage plus faible, environ 10%. Cependant, par l’intermédiaire notamment d’une politique de valorisation de la main d’œuvre nord-africaine, les effectifs des étrangers dans le bâtiment comptent pour environ 33% du total des emplois dans ce secteur, à la fin des années 1960. Une proportion qui stagne par la suite avec les restrictions gouvernementales sur l’immigration de travail à partir de 1974 (p. 89).

L’emploi de main d’œuvre étrangère sur les chantiers parisiens – mais le constat vaut aussi ailleurs – n’est pas exempte d’une caractérisation ethnique de ces populations. Cette construction de représentations stéréotypées du travailleur migrant – « le Portugais courageux », ou « la beauté du travail des Italiens » – conduit souvent à une prise en compte de l’ethnicité dans le recrutement de la main d’œuvre (p. 69). Dès lors, il n’est pas étonnant de constater des spécialisations par nationalités – en dehors des savoir-faire individuels ou collectifs – qui se constatent aussi bien avec les Allemands (p. 97-102), qu’avec les Italiens (p. 103).

La construction d’une histoire de l’entrepreneuriat immigré

Loin de s’arrêter au simple constat de l’importance des migrations dans le secteur du bâtiment, M. Martini place au cœur de son ouvrage l’analyse de l’insertion des travailleurs migrants dans la banlieue parisienne par l’entrepreneuriat.

Groupe d'ouvriers. Sans lieu ni date. Collection particulière.

Elle montre tout d’abord que si le bâtiment est bien une industrie de main d’œuvre (p. 28), presque exclusivement masculine par ailleurs (p. 35), ce secteur est avant tout le « royaume de la petite entreprise » (p. 37), et ce sur le long XXe siècle. Réflexion intéressante à l’heure où le discours public s’empare des méfaits de l’uberisation, cette petite entreprise relève le plus souvent du self employment : des travailleurs « isolés » dans la première partie du XXe siècle (p.48-49), jusqu’au tâcheronnat induit par le développement de la sous-traitance à partir des années 1970 (p. 52).

Dans un second temps, et dans une perspective plus microhistorique, l’historienne décortique le parcours migratoire de Lazare Ponticelli – le « dernier des poilus, décédé le 12 mars 2008 – qui vient en France dès 1907 pour travailler au service d’un petit entrepreneur de Nogent-sur-Marne. Originaire d’Italie (p. 120-121), il revient  en banlieue parisienne avec ses frères, une fois la Grande Guerre achevée, et fonde en 1921 une société de construction de cheminée et fumisterie (p. 116-117). Cette installation à Nogent n’a d’ailleurs rien d’exceptionnel puisque dès la fin du XXe siècle, « un quart des travailleurs nogentais de la maçonnerie » sont des Italiens (p. 145). Il se développe alors sur ce territoire une intégration économique des travailleurs migrants, qui reprend la grille d’analyse sociologique de l’ethnic business, et qui se cristallise autour de quelques figures d’entrepreneurs qui ont pu accumuler quelques capitaux (p. 151).

Dans une démarche « d’ethnologie historique », appuyée par des archives d’entreprises, des sources familiales et des témoignages oraux, M. Martini entre dans l’étude fine du fonctionnement de ce petit entreprenariat familial immigré (p. 299). L’un des aspects les plus stimulants de ce travail est assurément le décryptage de la construction de réseaux de notabilités par l’étude de photographies de groupes prises lors des mariages (p. 315-323). Un travail réellement impressionnant qui constitue par ailleurs une belle leçon de méthode.

Engin de chantier. Collection particulière.

En définitive, la démarche transdisciplinaire étendue à l’ensemble des sciences sociales et le jeu perpétuel entre les différentes échelles d’analyse font de cet ouvrage un incontournable pour tous les chercheur.e.s qui s’intéressent à l’histoire des migrations. Et puisque la présente revue a notamment pour objet l’histoire de la Bretagne et des Bretons, on se dit qu’il serait intéressant de confronter ces trajectoires migratoires à celles de ces Bretons qui ont migré en masse vers Paris et sa banlieue à la même période3 et qui se sont insérés sur d’autres marchés du travail que celui du bâtiment.

Thomes PERRONO

MARTINI, Manuela, Bâtiment en famille. Migrations et petite entreprise en banlieue parisienne au XXe siècle, Paris, CNRS Éditions, 2016.

 

 

 

1 MARTINI, Manuela, Bâtiment en famille. Migrations et petite entreprise en banlieue parisienne au XXe siècle, Paris, CNRS Éditions, 2016. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 On pense notamment aux travaux de Nancy Green sur les immigrés juifs dans le secteur de la confection : GREEN, Nancy, Du Sentier à la 7e avenue. La confection et les immigrés, Paris, New York, 1880-1980, Paris, Le Seuil , 1998.

3 PERRONO, Thomas, « Les Bretons de Paris face au concept de diaspora », En Envor, revue d'histoire contemporaine en Bretagne, n° 6,‎ été 2015, en ligne.