L’an III du défi 1 jour 1 poilu : le temps de l’écriture de l’histoire

Réclamée avec insistance depuis des mois par Jean-Michel Gilot et toute la communauté investie autour du défi « 1 jour 1 poilu », la mise en ligne des données issue de l’indexation collaborative des morts pour la France de la Première Guerre mondiale vient d’avoir lieu. C’est en effet en toute discrétion, le 24 janvier 2019, que Mémoire des hommes a mis à la disposition de tous les internautes 56 fichiers csv regroupant en réalité deux bases de données : une « vérifiée » par les soins du webmestre du site des titulaires de la mention « mort pour la France » et celle regroupant les annotations. C’est une nouvelle dont nous ne pouvons bien entendu que nous féliciter. Posant en quelques sortes les bases de l’an III du défi « 1 jour 1 poilu », cette mise en ligne invite à s’emparer de ces données pour qu’au final, de la demande sociale de mémoire, jaillisse une plus fine connaissance de l’histoire.

Carte postale. Collection particulière.

Mais avant que celle-ci ne s’écrive, il faut au préalable procéder à un certain nombre de vérifications. Pour ce faire, nous nous sommes permis de confronter les données rendues publiques à la base que nous avons constituée dans le cadre de notre recherche doctorale sur le 47e régiment d’infanterie pendant la Première Guerre mondiale et qui regroupe tous les titulaires de la mention « mort pour la France » de cette unité1. Précisons d’ailleurs que les quelques données que nous avançons ici doivent être reçues avec prudence : la masse d’informations à traiter est en effet tellement considérable que le risque d’erreur est permanent. Il faut donc se garder de toute affirmation péremptoire. Pour autant, la confrontation des résultats est éloquente : la base des morts pour la France « vérifiée» par Mémoire des hommes fait état de 209 fantassins du 47e RI titulaires de cette mention, contre 3785 à en croire les indexations. Pour ma part, et après confrontation de la base de Mémoire des hommes aux fiches matricules du recrutement, j’arrive à un total de 2 688 fantassins du 47e RI titulaires de la mention « mort pour la France » au titre de Première Guerre mondiale.

Ces chiffres appellent deux remarques et invitent à une suggestion. La première montre qu’à l’évidence le travail de vérification des données mené par le websmestre de Mémoire des hommes n’en est qu’à son tout début puisque, manifestement, seulement 5,5% des données ont été épluchées. En second lieu, la confrontation aux registres matricules du recrutement montre que l’unité des morts pour la France n’est pas forcément l’information la plus fiable du thésaurus. C’est là une réalité que l’on sait du reste parfaitement expliquer : transitant par les dépôts, l’information se perd en confusions entre unités d’active, de réserve ou de territoriale. Dès lors, pourquoi donc ne procéder à cette vérification que sur la base des données de Mémoire des hommes et ne pas profiter de ce que l’on est encore au début du processus pour croiser les informations avec les fiches matricules et procéder ainsi aux corrections nécessaires ?  N’est-ce pas après tout la vocation première du Grand mémorial ? Le croisement des sources est en effet à la base de la démarche historienne et l’expérience montre déjà que la vérification à la lumière des seules archives de Mémoire des hommes est insuffisante. Considéré comme non mort pour la France, pour une raison qui d’ailleurs n’est pas vraiment explicite à la lecture de sa fiche matricule, Pierre Bolan décède non pas sous l’uniforme du 47e mais du 29e RI2.

On voit donc que la vérification des données collectées, et le cas échéant leur correction à partir d’autres sources, est un enjeu essentiel. Pour autant, toutes les entrées ne sont pas nécessairement aussi défaillantes. Ainsi, les informations relatives à la localisation des décès peuvent vraisemblablement être tenues pour globalement exactes. Tout du moins, il ne paraît pas possible d’aller plus loin dans la localisation. Il en est de même en ce qui concerne l’origine géographique (lieu de naissance, bureau de recrutement) des poilus morts pour la France. Certes, des erreurs ont pu çà et là être relevées mais celles-ci demeurent, d’après ce que nous avons pu remarquer au cours de notre thèse, relativement marginales. Autrement dit, des enquêtes pourront être rapidement lancées visant à étudier la mortalité de tel ou tel secteur du front ou les taux de pertes enregistrés par telle ou telle région de France.

Carte postale. Collection particulière.

Encore, une fois, quiconque souhaite s’atteler à une histoire quantitative des morts de la Grande Guerre ne pourra faire autrement que de tomber dans un certain nombre de pièges et d’omissions. Les fiches mises en ligne sur Mémoire des hommes, parfois, ne permettent pas d’aller au bout de l’enquête. Tel est par exemple le cas du caporal Jean Raoult, de Saint-Brendan, dans les Côtes-du-Nord.  L’archive, de même que le registre matricule, indique en effet non pas la date de mort mais de constatation du décès, celui-ci survenant à Roclincourt, en Artois. En fonction de ce que l’on sait du parcours du 47e RI, on peut néanmoins affirmer sans trop de risque d’erreur que ce fantassin doit perdre la vie lors des grandes offensives du printemps 1915, mais sans pour autant pouvoir aller plus loin3. Autrement dit, il est illusoire de prétendre détenir des données fiables à 100%. Néanmoins, et indépendamment de quelques exceptions, la date de décès paraît pouvoir être considérée comme globalement fiable. De quoi donc réviser les manuels puisque c’est bien le 25 septembre 1915, et non plus le 22 août 1914, qui apparaît comme la journée la plus meurtrière du conflit pour l’armée française. C’est déjà un formidable acquis à mettre au crédit du défi « 1 jour 1 poilu » même, si au final, ce sont bien les trois premiers mois de la guerre qui témoignent du plus lourd bilan humain1.

Erwan LE GALL

 

 

 

 

 

 

1 Pour de plus amples renseignements, notamment sur la méthode employée pour l’élaboration de cette liste, on se permettra de renvoyer à LE GALL, Erwan, « Saint-Malo, la Bretagne, la France : des multiples inscriptions territoriales du 47e régiment d’infanterie », in BOURLET, Michaël, LAGADEC, Yann et LE GALL, Erwan (dir.), Petites patries dans la Grande Guerre, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013, p. 63-89 ainsi qu’à Le GALL, Erwan, « De la prosopographie dans le cadre d’une monographie régimentaire : l’exemple du 47e régiment d’infanterie pendant la Première Guerre mondiale », in BOUGEARD, Christian et PRIGENT, François (dir.), La Bretagne en portrait(s) de groupe. Les enjeux de la méthode prosopographique (Bretagne, XVIIIe-XXe siècle), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016, p. 303-314.

2 Arch. dép. CdA : 1 R 1289.966.

3 Pour de plus amples développements on se permettra de renvoyer à LE GALL, Erwan, Une entrée en guerre. Le 47e régiment d’infanterie de Saint-Malo au combat (août 1914 – juillet 1915), Talmont-Saint-Hilaire, éditions CODEX, 2014.

4 Sur la question on renverra au magistral article de COCHET, François, « Mourir au front et à l’arrière-front », in HOMER, Isabelle et PENICAULT, Emmanuel, Le Soldat et la mort dans la Grande Guerre, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016, p. 27-40.