L’essentiel ce sont les archives

Révélée par un grand quotidien du soir, la nouvelle a fait l’effet d’une véritable bombe : les Archives nationales travailleraient à partir d’une notion aussi discutable que controversée, celle d’archives « essentielles ». Fine politique, la ministre de la culture, François Nyssen, a immédiatement démenti l’information, évoquant des documents « internes » et des pistes de réflexion « non validées ». Elle a même annoncé son intention de porter plainte contre X. Certes, aucune décision n’est encore prise. Mais si l’existence d’une telle piste de réflexion est proprement ahurissante, il n’en demeure pas moins qu’elle est révélatrice d’un climat actuel particulièrement difficile pour tous les acteurs de la discipline historique.

Rayonnage d’archives. Wikicommons.

Bien entendu, le simple fait que l’on puisse déterminer à l’avance ce que sont les sources qui seront ou non utiles pour les recherches menées dans l’avenir est aussi choquant qu’absurde. La situation est néanmoins symptomatique du climat budgétaire du moment puisqu’assurément, dans la définition de ce qui serait « essentiel » ou pas, ce sont moins les qualités scientifiques qui primeront – en partant du principe ubuesque qu’on puisse les déterminer pour le futur – que les mètres linéaires, ceux impactant directement la variable financière. Pour autant, ne jouons pas les vierges effarouchées et ne feignons pas de découvrir aujourd’hui que ces principes influent, et ce depuis un nombre conséquent d’années – sur la conservation totale ou partielle de tel ou tel fonds…

En effet, il convient de rappeler que, tous les jours, des services d’archives détruisent de la documentation. La situation n’est pas nouvelle et les conséquences parfaitement connues. Travaillant sur le 47e régiment d’infanterie de Saint-Malo pendant la Première Guerre mondiale, je suis par exemple dans l’incapacité absolue de retracer l’histoire financière de cette unité : toutes les archives en rapport avec cet aspect de la campagne ont été détruites et c’est donc un aspect « essentiel » – le paiement des soldes et l’achat d’extras permettant d’améliorer l’ordinaire des compagnies, éléments primordiaux lorsqu’on sait combien est cruciale la question de l’endurance combattante – du conflit qui dès lors se dérobe. Les magazines féminins ne sont probablement pas considérés comme étant des trésors archivistiques « essentiels ». C’est pourtant bien en exploitant le courrier des lectrices que ces revues publient régulièrement que l’historienne Dominique Fouchard parvient à pénétrer la chambre à coucher des anciens combattants de la Grande Guerre. Ce faisant, elle livre une enquête « essentielle », pour ne pas dire magistrale, qui permet de mesurer le poids du conflit chez ces poilus revenus à la vie civile ainsi que toutes leurs difficultés à renouer avec une vie conjugale interrompue par des mois dans les tranchées.

Toujours pour rester dans le domaine de la Grande Guerre, comment réfléchir à partir de cette notion d’archives « essentielles » et en même temps se féliciter d’initiatives telles que La Grande collecte Européana 14-18 dont la raison d’être est, justement, de collecter des documents « ordinaires » ? Il y a là une incohérence majeure mais qui, là encore, ne doit pas étonner. Le fait est que la discipline historique a actuellement énormément de mal à s’exprimer dans l’espace public puisqu’elle est cernée d’une part par l’injonction au devoir de mémoire, par l’idée de patrimoine d’autre part. Or cette dernière notion est potentiellement problématique puisqu’ontologiquement figée, pour ne pas dire conservatrice et à l’opposé d’une histoire qui, par définition, est toujours en train de s’écrire. C’est bien une « stéphanebernisation » archivistique que recèle en réalité cette idée d’archives « essentielle ».

Archives. Bandi / Flickr.

Cette notion est non seulement une insulte aux historiens et aux historiennes d’aujourd’hui mais, surtout, et beaucoup plus grave encore, elle est une épée de Damoclès portée à l’avenir de la discipline, comprise ici dans ce qu’elle a de plus large. Et c’est probablement une gigantesque balle dans le pied que notre pays se tire de la sorte. La culture est en effet un des atouts majeurs de la France et il y a assurément de nombreux points de croissance à aller chercher sur ce secteur, à condition d’une part de s’en donner les moyens, d’autre part d’être innovants et efficaces. Sans compter les effets bénéfiques de tels investissements sur la cohésion sociale… Faut-il dès lors rappeler que bingos, lotos et crowdfunding ne font pas une politique culturelle ? Nous ne manquerons bien évidemment pas de suivre l’évolution de ce dossier « essentiel » et nous vous en tiendrons régulièrement informés.

Erwan LE GALL