1979, une nouvelle grève au Mammouth du centre Alma

Caddies en métal, tapis roulants aux caisses, surabondance de marchandises dans les rayons, affichages tape-à l’œil, musique criarde : l’hypermarché est assurément l’emblème de la consommation de masse des années 1970. Si, dès 1949, Edouard Leclerc développe le concept de la grande distribution à petit prix dans son premier magasin de Landernau ; c’est en 1963, dans la banlieue parisienne, que le premier hypermarché – sous l’enseigne Carrefour – ouvre ses portes1. Les nouveautés apportées par les hypers résident notamment dans le gigantisme de la surface de vente (supérieure à 2 500m²) et dans l’implantation des magasins en périphérie des grandes villes, ce qui nécessite la construction d’un immense parking – à l’époque du « tout voiture » triomphant – pour accueillir les clients. Les centres commerciaux qui se développent autour de ces hypermarchés marquent, depuis, profondément le paysage des entrées des grandes villes.

Le bureau d'information du Mamouth de Rennes, 1973. Cliché Stéphane Miossec.

Il en est ainsi à Rennes quand le centre commercial Alma (troisième construit au plan national) est inauguré le 27 avril 1971. Bordé par la récente rocade sud, il s’implante à Bréquigny, dans les nouveaux quartiers urbanisés d’une agglomération rennaise alors en plein boom démographique2.

Mais l’histoire de ce nouveau temple de la consommation est loin d’être un long fleuve tranquille. Le 2 octobre 1979, la télévision régionale rend compte d’une nouvelle grève au sein de l’hypermarché Mammouth, le plus grand de la région3. Alors que le magasin emploie une main d’œuvre à 70% féminine, Ghislaine Mesnage, déléguée CFDT, dénonce « des salaires très dérisoires. » Si elle ne dévoile pas le montant de ceux-ci, des études montrent qu’en 1975 le salaire mensuel moyen des femmes de la catégorie des employées est d’environ 1 900 Francs (contre 2 400 Francs pour les hommes)4. Les grévistes réclament une augmentation des salaires pour qu’ils atteignent « 2 700 Francs minimum ». Ghislaine Mesnage justifie cette revendication par la hausse du coût de la vie, mais plus encore par la compensation des difficiles conditions de travail, notamment les « travaux répét[itifs] » à la caisse. Parce que la crise économique fait ressentir ses effets en cette année 1979, la déléguée syndicale pointe la crainte du chômage parmi les employés : « [La direction sait] très bien que les gens ont peur de perdre leur place ». Yves Touchet, le directeur du Mammouth, dénonce lui la poursuite de la grève, présentée comme « une atteinte délibérée au droit du commerce ». Il affirme que «  200 personnes ne demandent qu’à travailler et à satisfaire les besoins de la clientèle » et fait valoir que leurs revendications ont été entendues et qu’un accord a été signé « par les syndicats CGT et CFDT du siège, et pour le Mammouth [de Rennes] par le syndicat FO ».

Au-delà de ce conflit social, somme toute banal dans l’histoire de la grande distribution en France, il importe de rappeler à quel point l’hypermarché Mammouth du centre Alma, dans les années 1970, devient un point chaud du combat syndical et des revendications féministes. En effet, sa courte histoire est alors déjà marquée par de nombreuses grèves. Dans leur ouvrage portant sur l’histoire du féminisme à Rennes, L. Porée et P. Godard rapportent que dès l’année de l’ouverture de l’hypermarché « les femmes ont obtenu notamment l’intervention régulière du Planning familial [et qu’elles] se font raccompagner en taxi lorsqu’elles travaillent en nocturne »5. Plus encore, en 1975, le syndicat CFDT lance une grande grève, dont Ghislaine Mesnage est déjà une leader. Les motifs sont les mêmes : améliorations des conditions de travail, augmentation des salaires, stabilité de l’emploi… Les grévistes détournent même le mythique slogan de l’enseigne : « Mammouth écrase les prix », en « Mammouth écrase les salariés ».

Une division sexuée du travail. Cliché Stéphane Miossec.

Si la forte mobilisation de toutes les composantes de la gauche rennaise et le soutien des salariés de l’enseigne Printemps oblige la direction à accepter la majorité des revendications, du point de vue des revendications féministes, le bilan est plus en demi-teinte : peu d’entre elles se sont mobilisés, et la problématique du temps de travail partiel est oubliée6. Finalement, au regard de cette décennie 1970 au centre Alma de Rennes, l’hypermarché, en tant qu’objet historique, se révèle être un formidable miroir des problématiques sociales contemporaines, dépassant largement le simple emblème de la consommation de masse.

Thomas PERRONO

 

1 JOUBLIN Hugues, « L'aventure du premier hyper », L’Expansion, 06 mai 1993, en ligne.

2 En 1962, le recensement de la population de la ville de Rennes fait état de 151 948 habitants. En 1975, on compte désormais 198 305 Rennais, soit une augmentation de 30% en une décennie.

3 L’Ouest en mémoire – INA. « Rennes, conflit des employés chez Mammouth », journal télévisé Rennes soir, FR3 Bretagne, 02/10/1979, en ligne.

4 BAUDELOT Christian, LEBEAUPIN Anne. « Les salaires de 1950 à 1975 », in Economie et statistique, n°113, Juillet-Août 1979, p 16, en ligne.

5 GODARD, Patricia et POREE, Lydie, Les femmes s’en vont en lutte ! Histoire et mémoire du féminisme à Rennes (1965-1985), Rennes, Editions Goater, 2014, pp. 130-131.

6 Ibid., pp. 131-133.