1983, quand les agricultrices bretonnes descendent dans la rue

La Bretagne est habituée à voir les agriculteurs battre le pavé pour leurs revendications. A partir des années 1960, le syndicalisme agricole breton, rangé derrière le « paysan  contestataire » Alexis Gourvennec, commence à utiliser des  méthodes « coup de poing » afin de se faire entendre. Demeure notamment  en mémoire l’occupation de la sous-préfecture de Morlaix par 2 000 agriculteurs,  le 8 juin 1961. A cette époque, les manifestations paysannes sont affaires d’hommes (et de rapport de force, donc de virilité serions-nous tentés d’ajouter). Il faut attendre la grève du lait de 1972 pour  voir des  femmes rejoindre les cortèges, mais plus encore le mois de mai 1983 pour voir s’organiser une manifestation d’agricultrices dans les  rues de Saint-Brieuc1.

Lors d'une manifestation d'agriculteurs, dans les Côtes-du-Nord. Le Paysan breton.

Le journaliste de FR3 Bretagne témoigne du succès de cette mobilisation : « Sept cent en début de manifestation, quinze cent au moment de la dispersion, toutes ces femmes d'agriculteurs s'étaient donné rendez-vous à Saint-Brieuc pour exprimer leurs angoisses. »  Des revendications  qui sont tout d’abord économiques. En effet, depuis le 3 mai, Michel Rocard, alors ministre de l’agriculture, a engagé le combat à Bruxelles pour voir les montants compensatoires monétaires (MCM) négatifs être réduits. Ce mécanisme de la Politique agricole commune induit une taxe à l’exportation des produits agricoles quand le pays membre de la CEE connaît une situation de dévaluation monétaire. Au bout du compte, à l’heure de la construction d’un grand marché agricole commun, les  agriculteurs bretons se trouvent pénalisés par des taxes supplémentaires. C’est pourquoi les agricultrices s’en prennent aux « responsables politiques qui refusent de démanteler immédiatement les montants compensatoires monétaires ». « A travers les rues de Saint-Brieuc, elles sont allées dire aux citadins que l'économie régionale était menacée, en chantant sur l'air des partisans ». Elles craignent  que l’agriculture bretonne ne périclite. Que cette activité économique moteur dans la région ne soit reléguée qu’à un enjeu  économique mineur : « une autre femme se demand[e] même si les pouvoirs publics ne [veulent] pas transformer la région en champ de mines d'uranium ou région touristique ».

Toutefois, bien au-delà de ces problèmes économiques, cette manifestation met en lumière des revendications féminines, si ce n’est féministes. Ces paysannes sont en effet dans la rue pour « montrer qu'on existe, qu'on travaille très dur, que notre travail n'est pas reconnu, alors et que notre salaire, il ne faut pas en parler ». L’une d’entre elle annonce travailler « 80 heures par semaine », quand une autre renchérit sur le fait qu’il n’y a « pas de  vacances,  pas de dimanche ». Madame Gauthier, qui prend la parole au micro ne mâche pas ses mots :

« il faut crier à la face du monde que malgré tout le travail accompli, malgré toute notre bonne volonté, malgré tout le courage dont on a fait preuve, on exploite en haut lieu notre force de productivité et on se moque de notre désespoir. Nous ne rêvons pas de luxe, mais nous voulons pouvoir vivre décemment. »

Anne-Marie Crolais, première femme élue présidente d’un comité départemental des jeunes agriculteurs (CDJA) en 1976, réaffirme, quant à elle, une ancienne revendication : « les jeunes agricultrices qui ont fait le choix de ce métier entendent avoir une parité de vie avec ce qu'elles auraient pu trouver à l'extérieur ». Elles veulent être des agricultrices et non plus des femmes d’agriculteurs, que l’on appelait alors des « ménagères ».

Cela fait une vingtaine d’années que progressivement les femmes gagnent  peu à peu  un véritable statut au sein de la ferme. C’est le fait de la modernisation agricole qui se construit notamment autour du concept d’« exploitation familiale », incarnée notamment par les GAEC. L’intensification des productions agricoles, principalement l’élevage en Bretagne, confère aux femmes un rôle qui déborde désormais le statut de « petite main ». Ces revendications sont aussi le fruit d’un long travail, d’une éducation non-formelle de la jeune génération d’agricultrices, via la très active Jeunesse agricole catholique féminine (JACF), mais aussi grâce aux programmes de formation de 200 heures mis en place par l’Etat. Pour autant, encore au début des années 1980, ces compétences ne sont que peu reconnues juridiquement. C’est pourquoi

« avec la même fermeté [que les hommes], elles ont réclamé le droit d'être reconnues agricultrices. Des dossiers restent en attente, statut de co-exploitantes, retraite complémentaire, et remplacement en cas de maternité. Elles veulent faire aboutir ces revendications. »

Un travail de longue haleine, qui pour certains dossiers prendra encore près de deux décennies à aboutir.

Portrat d'agricultrice. Carte postale. Collection particulière.

Au bout du  compte, entre ces deux domaines de revendications, reste  à savoir lequel est le plus audible dans l’opinion, parmi les autorités politiques, mais aussi au sein des couples. Car, comme conclut le journaliste : « cette parenthèse sur les revendications féminines refermée, les femmes d'agriculteurs ont repris le combat contre les MCM ». Bref, être agricultrice et féministe c’est loin d’être une sinécure…

Thomas PERRONO

 

 

 

 

1 INA – L’Ouest en mémoire. « Manifestation d'agricultrices à Saint Brieuc », Rennes soir, FR3 Bretagne, 16 mai 1983, en ligne.