De Marie Pellan à René Kersanté, une famille de maraîchers bretons de Saint-Denis

D’une migration naît parfois une saga familiale. A Nantes, l’exemple de la famille Decré est de ce point de vue incontournable. Originaire d’Italie et installée auparavant en Mayenne, elle a fondé au début du XXe siècle, les Grands magasins Decré frères. Une institution digne des grands magasins parisiens : Galeries Lafayette et Bon marché en tête. Les migrations bretonnes du début du XXe siècle ont, elles aussi, débouché sur quelques sagas familiales. C’est notamment le cas de la famille Kersanté, maraîchers à Saint-Denis depuis près d’un siècle.

Carte postale. Collection particulière.

A l’origine, c’est l’histoire banale d’une jeune bretonne, Marie Pellan, née le 29 décembre 1900 dans une famille de paysans de Broons dans les Côtes-du-Nord1, venue grossir la diaspora bretonne à Paris. Dans ce début des années 1920, ils sont ainsi plusieurs dizaines de milliers originaires de ce même département à peupler la région parisienne (plus de 25 000 pour Paris intra-muros2). Saint-Denis même est devenu un  important foyer de fixation pour les Bretons des Côtes-du-Nord. En témoigne l’histoire de Jean et Jules Trémel qui ont structuré la communauté bretonne dans le Manchester français depuis la fin du XIXe siècle jusque dans l’entre-deux-guerres.

Mais, là où l’histoire de Marie Pellan se distingue du destin de la majorité de ses compatriotes, c’est qu’une fois « montée à la capitale », elle ne devient pas bonne à tout à faire, ni ne travaille dans les nombreuses industries qui colonisent peu à peu la plaine située entre le centre de Saint-Denis et le nord de Paris.  Elle trouve du travail chez un maraîcher de la plaine Saint-Denis. A cette époque, ils sont encore nombreux à cultiver les terres agricoles à proximité directe de la capitale. Saint-Denis est alors l’un des principaux fournisseurs de légumes et salades des Halles de Paris. Mais si Marie Pellan parvient rapidement à s’installer dans une petite exploitation en location, les maraîchers sont de moins en moins nombreux et repoussés de plus en plus en périphérie, sous les effets conjugués de l’urbanisation et de l’industrialisation. C’est ainsi que nombre de Bretons exerçant la même profession arrêtent pour se faire embaucher dans les usines.

Quand Marie retourne vivre en Bretagne lors de la Seconde Guerre mondiale, son exploitation n’est pas pour autant abandonnée puisque sa fille la reprend à la Libération. Comme avant-guerre, les maraîchers de Saint-Denis sont principalement des Bretons. Par contre, le paysage de la plaine est profondément bouleversé au cours de la décennie 1950. La plaine devient au fil des années la plus grande zone industrielle d’Europe. Logiquement, les terres agricoles fondent comme neige au soleil face à la pression foncière. Il ne reste alors plus qu’une soixantaine d’exploitations maraîchères en activité à Saint-Denis et dans les communes proches de Stains et Pierrefitte. Dans les années 1960, alors que René Kersanté, le petit-fils de Marie Pellan, commence à travailler sur l’exploitation familiale, le recrutement des ouvriers agricoles se modifie. En Bretagne, la modernisation agricole commence à faire sentir ses premiers effets. Les paysans bretons émigrent moins et les jeunes aspirent de plus en plus à de nouvelles positions sociales. Quand ils quittent la péninsule armoricaine ce n’est plus seulement pour trouver un travail pour vivre, mais parce que ça leur permet d’en obtenir un meilleur qu’en Bretagne (RATP, fonction publique, cadres d’entreprises privées…). C’est ainsi que dans les fermes maraîchères de Saint-Denis, les immigrés yougoslaves remplacent peu à peu les Bretons. Tous comme les bonnes espagnoles remplacent dans les mêmes années les Bretonnes en quête d’un meilleur destin.

Photographie : Olivier Darné / Le Parti Poétique

Tout au long des Trente glorieuses, la pression foncière est donc de plus en plus forte sur l’exploitation des Kersanté. Les immeubles d’habitation les encerclent progressivement. De peur d’être expulsée, la famille achète des terres en deuxième et troisième couronnes de la région parisienne :  dans le Val-d’Oise et à Méru dans l’Oise. Pourtant tel le village d’Astérix, les Kersanté réussissent à résister à l’envahisseur de béton jusqu’au début des années 1980. Sortis du rêve éveillé de trois décennies de croissance économique et de plein emploi, les Français en ressentent désormais les effets pervers : industrialisation et urbanisation à outrance notamment. C’est ainsi qu’en 1983, la municipalité dionysienne achète les 3,7 hectares de la propriété des Kersanté – la dernière exploitation maraîchère encore  en activité ! – afin de préserver cette activité agricole sur un territoire complètement bouleversé en moins d’un siècle. Loin d’être une simple réserve naturelle, l’exploitation des Kersanté est une véritable entreprise qui a employé jusqu’à 40 salariés et produit 3 millions de salades par an. Mais en 2017, âgé de 75 ans, malgré l’aide de sa fille, René Kersanté s’est décidé à passer la main. Son exploitation sise au 144 rue de Stalingrad, là où la maison de son enfance est encore debout, va devenir une ferme pédagogique et un lieu de culture. De Marie Pellan à René Kersanté, cette saga familiale de maraîchers de Saint-Denis nous montre un exemple singulier d’une migration inscrite sur la longue durée et demeurée fidèle à ce qu’a construit l’individu migrant, malgré tous les bouleversements économiques, sociaux et urbanistiques de leur nouvel environnement de vie.

Thomas PERRONO

 

 

 

1 Archives départementales des Côtes-d’Armor. Registre d’état civil, acte de naissance de Marie Joseph Henriette Pellan, 29/12/1900, en ligne.

2 GAUTIER, Elie, L’émigration bretonne. Où vont les Bretons migrants. Leurs conditions de vie, Paris, Bulletin de  l’entr’aide bretonne de la région parisienne, 1953, p. 67.