Etre paysan et ouvrier à l’usine Citroën de Rennes-La Janais

Il est courant d’opposer les ouvriers aux paysans : salariés vs indépendants, urbains vs ruraux, socialistes ou communistes vs conservateurs etc, la dualité est pratique, trop pratique. Dans la Bretagne des décennies 1960-70, les profondes mutations économiques à l’œuvre – naissance d’un nouveau modèle agricole et industrialisation – entraînent en effet un brouillage de ces catégories socio-professionnelles. Il en est ainsi à l’usine Citroën de Rennes-La Janais, comme nous le montre un reportage du 6 janvier 1977, diffusé sur les antennes de FR3 Bretagne.1

L'usine Citroën de La Janais, près de Rennes. Collection Denis Huche.

Le journaliste pose le débat : « Ouvriers paysans ou paysans ouvriers ? Quel est exactement leur statut à tous ces hommes qui, en 1976, continuent à exercer deux métiers, l'un à la campagne l'autre à l'usine ? » En effet, lors de l’implantation de l’usine Citroën en banlieue de Rennes au début des années 1960, dans la lignée des délocalisations industrielles de Paris vers la province, le vivier de main-d’œuvre se trouve d’abord dans les campagnes plutôt que dans la métropole naissante. C’est ainsi qu’en 1963 sur les « 3 000 personnes [qui] y sont employées », on dénombre « 70%  d’ouvriers-paysans ». Ces travailleurs représentent les oubliés du « miracle agricole breton », ceux qui n’ont pas pu prendre le train en marche de l’agrandissement des exploitations agricoles et du productivisme. Ce sont ceux qui possèdent ou ont hérité de fermes de seulement quelques hectares, comme il y en a beaucoup dans la Bretagne d’après-guerre. « Entrer chez Citroën [est], pour nombre de Bretons [ruraux], la seule planche de salut » :

« Il n'y avait plus de débouchés dans l'agriculture à cette époque-là et puis on est une famille assez nombreuse, et fallait bien trouver une situation en-dehors de l'agriculture. Et Citroën était à la portée et en expansion à cette époque-là pour trouver du travail assez proche de chez moi. »

Les témoignages insistent sur le besoin de gagner un complément de revenu, ou le moyen de se constituer un « petit capital », d’autant que la paye de l’usine est jugée plus stable, plus constante, que les salaires agricoles. Le bassin de recrutement est large : « dans un rayon de quelques 100 km autour de La Janais », ce qui entraîne des migrations pendulaires importantes entre lieu de vie à la campagne et travail à la ville2 :

« La majorité de ceux qui habitent à moins de 30 km vient en voiture. Ceux-là s'organisent et se regroupent à 4 ou 5 pour limiter les frais […] Pour tous ceux qui habitent à plus de 30 km, la solution la plus pratique est encore l'autocar. »

Comment réussir alors à concilier ces deux activités professionnelles ? D’abord, grâce aux horaires de l’usine qui permettent « de travailler en équipe le matin de 5h à 14h10, [ou] l'après-midi [de] 14h10 à 23h ». En outre, la femme de l’ouvrier-paysan est souvent là pour pallier aux absences du mari :

« Naturellement elle est obligée, quand je ne suis pas là, d'en prendre soin [de la ferme]. Et pour le gros travail, c'est moi qui [suis] là. Il faut s'organiser, c'est toujours pareil. »

Le directeur de l’unité de production, M. Lecœuvre, ne tarit pas d’éloges sur cette main d’œuvre paysanne quand elle porte sa casquette d’ouvrier :

« Le monde agricole a l'habitude d'un certain nombre […] de contraintes d'horaires qu'il retrouve en milieu industriel […]. Il est habitué à une certaine quantité de travail. Enfin, je crois que dans le monde agricole, les mains et l'esprit sont habitués à une certaine diversité de travaux, que ce soit des activités de culture proprement dite ou des travaux de maçonnerie, ou de travaux de menuiserie. Le cultivateur retrouve tout cela en milieu industriel. »

Sur la ligne de montage. Collection partiuclière.

En 1976, l’usine Citroën s’agrandit. Ce sont désormais 10 500 ouvriers qui y travaillent. En revanche, on ne dénombre plus que 30% d’ouvriers-paysans. Est-ce à dire qu’une majorité d’entre eux a pu retourner à la terre au bout de quelques années de travail chez Citroën ? C’est peu probable comme le confie l’un d’entre eux en 1977 :

« Oh, ça pose beaucoup de problèmes  [pour retourner à l’agriculture]. Vous savez, il faut beaucoup de fonds. Et les fonds ça se trouve bien sûr mais il faut les rembourser. Et pour l'instant, non. Je pense que ma situation est assez honorable. »

Le directeur de l’unité de production abonde dans le même sens, en évoquant le sort de la « seconde génération » d’ouvriers-paysans :

« Les premiers ouvriers-paysans que nous avons eus à Rennes ont été remplacés par leurs enfants. Ceux-ci ne pouvaient pas travailler sur les petites propriétés de leur père. Ils sont donc venus travailler ici mais se sont mariés. Et il est fréquent de constater dans nos effectifs, des couples, à savoir, l'homme et la femme travaillant à l'usine. Je pense qu'il n'est pas question, pour eux, de revenir à la propriété parce qu'ils ont eu des habitudes et un autre mode de vie qui, semble-t-il, leur convient peut-être davantage maintenant que ce qu'ils ont connus étant enfant à la ferme. »

Cet exemple des ouvriers-paysans de l’usine Citroën de Rennes-La Janais montre la reconversion d’une population paysanne qui ne trouve plus sa place dans le nouveau modèle agricole. Les campagnes de Haute-Bretagne sont frappées d’une nouvelle « purge » de ses paysans les plus fragiles. C’est ainsi qu’un siècle après l’effondrement de l’industrie toilière dans les campagnes rennaises, un nouvel exode rural se met en place : moins massif, mais durable, au moins jusqu’au tournant du millénaire.

Thomas PERRONO

 

 

 

 

1 INA – L’Ouest en mémoire. « Citroën, les ouvriers-paysans », FR3 Bretagne, 06/01/1977, en ligne.

2 Sur ce point on renverra au magnifique documentaire de BUDOR, Hubert, Les paysans de Citroën, 52mn, Mille et un films, 2001.