Jeanne Laurent : la Jean Vilar du théâtre breton ?

Le théâtre n’est pas un art comme les autres. Les planches possèdent en effet une force dramatique, émotionnelle, et pour tour dire politique, qui en font un art à nul autre pareil. C’est ce qu’illustre à merveille Jeanne Laurent, immense Bretonne du théâtre dont l’action est indissociable des idées d’engagement mais aussi d’éducation populaire. Souvent comparée à Jean Vilar, l’illustre directeur du Théâtre national populaire (TNP), tant son legs est important, elle présente toutefois un profil radicalement différent de celui qu’elle nomme, précisément, à la tête de cette institution en 1951.

Représentation théâtrale, sans lieu ni date. Collection particulière.

Née le 7 mai 1902 à Cast, petit bourg du Finistère entre Châteaulin et Quimper, Jeanne Laurent n’est pas une artiste mais une haute-fonctionnaire qui témoigne d’ailleurs d’une remarquable ascension sociale. Fille de modestes agriculteurs, elle intègre la prestigieuse Ecole des Chartes où elle soutient en 1930 une thèse sur la Quévaise au XVe siècle, pratique successorale bretonne en vigueur au Moyen-Âge. Pourtant, chose curieuse, ce n’est pas au sein du monde des archives qu’elle fait carrière mais dans le domaine de la culture, et notamment, à partir de 1946, au poste de Sous-directrice des Spectacles et de la Musique de la Direction générale des Arts et Lettres du Ministère de l’Education nationale.

Le parcours de Jeanne Laurent, tout comme celle de Jean Vilar du reste, ne peut néanmoins se comprendre sans prendre en compte le contexte très particulier de la fin des années 1940, époque de reconstruction architecturale mais aussi économique, politique, morale et culturelle d’un pays sorti traumatisé de la Seconde Guerre mondiale. Pénétrée du souvenir du Front populaire et notamment de l’œuvre de Jean Zay,  elle est convaincue du pouvoir du théâtre dans cette grande œuvre de régénération nationale. C’est à Avignon, en 1947, lors de la première édition du célèbre festival, qu’elle repère un jeune metteur en scène du nom de Jean Vilar, artiste émergeant qui vient de monter une pièce d’un auteur alors inconnu, le philosophe et ancien résistant Maurice Clavel. Parlant le même langage malgré des formations radicalement différentes, les deux nourrissent une épreuve et une estime réciproque. Pour Jeanne Laurent, la jeunesse de Jean Vilar est par ailleurs gage de renouveau et c’est donc à lui qu’elle confie la direction du vénérable Théâtre national populaire, fondé en 1920. Clin d’œil de l’histoire, elle quitte ses fonctions un an après cette nomination, mutée au Service universitaire des relations avec l’étranger et l’outre-mer, une appellation qui peine à masquer la sanction que représente une telle affectation.

Il est vrai que Jeanne Laurent n’a pas que des amis – au contraire même – et qu’elle n’est pas sans payer les conditions dans lesquelles elle exerce ses fonctions. En 1946, l’attention n’est à l’évidence pas focalisée sur la reconstruction de la scène théâtrale et elle dispose d’une relative autonomie, d’autant plus restreinte en 1952 qu’elle doit faire face à des adversaires qui n’hésitent pas à l’accuser d’être communiste. Or, le tripartisme n’ayant plus cours depuis 1947, on imagine aisément combien de telles accusations peuvent être nocives en ces temps de Guerre froide...

Programme de la Comédie de l'Ouest, Centre dramatique national créé par Jeanne Laurent (1957, détail). Collection particulière.

Extrêmement active, Jeanne Laurent n’en a néanmoins cure et impulse une politique radicalement novatrice. En effet, il est une dimension qui, fondamentalement, la distingue de Jean Vilar. Si ce dernier s’installe à Paris, pour ne s’en extraire qu’épisodiquement, la Bretonne, au contraire, est la véritable pionnière de la décentralisation théâtrale en France. Non pas que Jean Vilar ne se soucie pas de la province mais, à l’inverse de Jeanne Laurent, il ne croit pas aux Centres dramatiques permanents et concentre ses efforts sur quelques événements ponctuels, comme le festival d’Avignon par exemple, dont il est le fondateur. Jeanne Laurent, elle, est persuadée qu’il existe en région un public adepte de pièces exigeantes. Et c’est ainsi, grâce cette femme et sur cette classique opposition entre circuit « commercial » et « subventionné », que naît en cette fin des années 1940 un véritable service public du théâtre à Colmar, à Saint-Etienne, à Toulouse... mais aussi à Rennes, avec la Comédie de l’Ouest, institution connue aujourd’hui sous le nom de Théâtre national de Bretagne.

Erwan LE GALL