L’hiver 1954 et la construction de la cité d’urgence de Cleunay

Le 1er février 1954, alors que les températures atteignent les -15° dans les rues de Paris,  l’abbé Pierre lance un véritable cri du cœur sur les ondes de Radio-Luxembourg :

« Mes amis, au secours… Une femme vient de mourir gelée, cette nuit à trois heures, sur le trottoir du boulevard Sébastopol, serrant sur elle le papier par lequel, avant hier, on l’avait expulsée… Chaque nuit, ils sont plus de deux mille recroquevillés sous le gel, sans toit, sans pain, plus d’un presque nu. Devant l’horreur, les cités d’urgence, ce n’est même plus assez urgent ! […] »

Cette « insurrection de la bonté », qui demande à chaque Français d’accueillir les plus démunis par ces mots : « Toi qui souffres, qui que tu sois, entre, dors, mange, reprends espoir, ici on t’aime », dépasse rapidement le simple cadre de la charité personnelle. A Rennes, la crise du logement est comme partout ailleurs particulièrement vive. Mais la municipalité de sensibilité démocrate-chrétienne d’Henri Fréville décide de répondre à l’appel en construisant une cité d’urgence à Cleunay.

Vue du quartier de Cleunay au début des années 1960. Cliché publié dans l'excellent article de Jean Salaün sur le quartier de Cleunay publié en juille-août 2014 par la défuntre revue Place publique Rennes. Crédit: Archives municipales de Rennes, 350Fi241-1.

Ce quartier se trouve à la périphérie occidentale de la ville, au sud de la Vilaine. Situé sur des terrains marécageux, il fait partie des marges de la ville. Au XVIIe siècle, les protestants y établissent leur temple, qui subit quatre destructions volontaires de la part des catholiques, entre 1651 et 1685. Dans la première moitié du XXe siècle, le faubourg reste peu peuplé, avec à peine 600 habitants. Il demeure excentré du centre-ville, comme en témoigne cette lectrice de L’Ouest-Eclair qui se plaint, en 1941, d’avoir été rattaché à Cleunay pour son ravitaillement de charbon, au lieu de la rue d’Isly :

« Boulevard de Cleunay, vous vous rendez compte ! A une heure de là, au fin fond des faubourgs de l’ouest ! »1

C’est pourtant là, sur ces terrains faiblement urbanisés, que la municipalité décide la construction de 93 logements. L’architecte Georges Maillols dessine les plans de ces petites maisons individuelles de « plain-pied ». La conception est simple : une entrée qui fait office de cellier, une chambre, un séjour, un WC. Le confort est également rudimentaire, puisque la douche est installée au-dessus des WC « à la turque ». Dans un reportage diffusé le 5 novembre 1981, sur la télévision régionale, les habitants parlent sans détour de cet habitat d’urgence :

« en chauffage, c'est désastreux et dans les cheminées il pleut, il n'y a pas de prise de terre, peut-être éventuellement un chauffage électrique qui coûterait les yeux de la tête. Autrement je ne vois pas du tout par quel moyen chauffer parce que tout est pourri là-dedans et puis c'est très humide. Je vois dans ma chambre, il pousse même des champignons le long du téléphone. Il y a des tuiles qui s'en vont, il pleut à la maison régulièrement. »2

A l’extérieur, un « jardinet » privatif agrémente le logement. Celui-ci est souvent transformé en « débarras, potager, basse-cour ou encore chenil. »

Mais, à l’époque, en 1954, pour les nouveaux habitants de la cité d’urgence de Cleunay, le dilemme est simple :

« La cité ou la rue […] Cleunay ne les emballait pas, mais ils n'avaient pas le choix. »

La vie n’est pas toujours simple. Il y a la délinquance dans « les années 65, les années chaudes comme on nous a dit. » Pourtant, les habitants semblent la minorer avec le recul : « il y a eu quelques disputes, […] entre jeunes, entre anciens, ça, ça a toujours existé ça ». L’implantation d’une Maison des jeunes et de la culture en 1962 ainsi que l’action des travailleurs sociaux « ont contribué à effacer cette image de délinquance qui a si longtemps collé à la peau de la cité. »

Le marché de Cleunay dans les années 1960. Carte postale. Collection particulière.

En mars 1956, une opération immobilière nommé « le million » est lancée dans le quartier de Cleunay.3 C’est ainsi que plus de 1 000 logements, dont la construction ne coûte pas plus d’un million de francs à l’unité, sont érigés dans des grands ensembles HLM : square Colmar, square Germain Gautier, rue Ferdinand de Lesseps, rue André Trasbot, rue Champion de Cicé. Certains habitants de la cité d’urgence partent habiter dans ces HLM et l’une d’entre eux témoigne en 1981 :

« on a vécu quelques années en HLM. C'est sûr que le confort était là. Nous, ça nous apportait beaucoup parce que les enfants étaient petits. »

Mais la cité s’est «  forgée une mémoire, une histoire ou du moins, des histoires », ce qui incite certains Rennais à revenir y habiter :

« j'avais fait une demande comme ça, à tout hasard, et puis ça a marché. J'ai dit à mon mari : "Ca y est, on a une maison, on est accepté dans la cité", et depuis, on ne la donnerait pas pour tout l'or du monde. »

Pourtant, un an plus tard, en 1982, sous l'impulsion de l'opération de politique de la ville nommée « Habitat et vie sociale » (HVS), une reconstruction par tranche est initiée, effaçant à jamais cet habitat provisoire qui a perduré près de trois décennies...

Thomas PERRONO

 

 

 

1 Gallica-BNF. « En passant », L’Ouest-Eclair, 13 novembre 1941, p. 3, en ligne.

2 L’Ouest en mémoire-INA. « Le quartier de Cleunay à Rennes », France 3 Bretagne, 05/11/1981.

3 CAPDEVILLA Luc, « Des années sombres aux quartiers d’avenir (1939-1960), in AUBERT Gauthier, CROIX Alain, DENIS Michel (dir.), Histoire de Rennes, Rennes, Apogée, Presses universitaires de Rennes, 2006, p. 259.