L'Abeille et sa ruche

Commémorer la fin de la Seconde Guerre mondiale est bien évidemment essentiel, surtout en cette période où la xénophobie, le racisme et l’antisémitisme semblent effectuer un tel retour en force. Pour autant, à force de considérer 1945 comme la fin d’un cycle, encore trop souvent décrit d’ailleurs comme étant de 30 ans, on en finit par oublier que cette année marque aussi le début d’une nouvelle ère, hérissée de difficultés et de souffrances, celle de la reconstruction. Et c’est tout le mérite du beau livre de Delphine Le Ley, Marion Boé et Alexis Horellou que de nous replonger dans cette période par l’intermédiaire d’une aventure coopérative singulière, celle des Castors1.

Le mal-logement en Bretagne au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.

Ayant bénéficié de plus d’attentions de la part des sociologues que des historiens2, le nom de ce petit rongeur d’Amérique du nord est aujourd’hui largement tombé dans l’oubli. Il désigne pourtant un mouvement dit d’autoconstruction dont le succès prend sa source dans la crise du logement et la paupérisation née de la Seconde Guerre mondiale. C’est d’ailleurs dans un de ces logements sous-dimensionnés de Quimper que débute l'album. Victor et André, euphoriques, annoncent à leurs femmes respectives et à leurs enfants qu’ils ont trouvé une solution pour sortir de l’habitation exigüe qu’ils occupent ensemble : ils vont avec l’aide d’amis construire leur propre maison, ou plus précisément 100 maisons (p. 7-12).

Car est bien ce qui fait du mouvement des Castors une organisation aussi efficace que passionnante : chaque membre de l’association créée pour l’occasion aide à la construction non pas de sa propre résidence mais de l’ensemble de la cité résidentielle qui sortira de terre. Ce faisant, non seulement on obtient des coûts réduits permettant l’accession au logement de populations que la crise de cette période exclue des habitations décentes, entraînant par la même occasion tout un nombre de pathologies, notamment respiratoires chez les enfants (p. 96-97), mais on assiste à la réalisation d’une sorte d’utopie collective qui n’est pas sans rappeler certains modèles phalanstériens ou quelques expérimentations hippies des années 1970.

Mais à la différence de ces volontés généreuses qui se révèlent bien souvent dans la pratique être de dramatiques fausses bonnes idées, le mouvement Castor aboutit et marque durablement celles et ceux qui y participent. Et c’est là aussi l’un des intérêts de cette bande-dessinée que de proposer, à l’heure où le mal-logement sévit largement dans notre pays, une réflexion sur la question et une sorte de « contre-modèle », loin des grands ensembles qui commencent à fleurir à l’époque, comme celui par exemple, du Blosne, à Rennes.

L'inauguration de la Cité des Abeilles à Quimper, en juillet 1954. Extrait du documentaire de Marion Boé produit par les Rennais de Candela productions.

Pour autant, point d’angélisme chez Delphine Le Ley, Marion Boé – déjà réalisatrice d’un documentaire sur le sujet – et Alexis Horellou : l’œuvre est particulièrement éprouvante pour les Castors qui doivent, en plus de leur emploi régulier, 32 heures de travail par mois ainsi que la moitié de leurs congés au chantier. L’album retranscrit d’ailleurs parfaitement la fatigue de ces ouvriers improvisésdu bâtiment et l’impact d’une telle activité sur les vies de famille. Le trait, sévère, ainsi que le strict noir et blanc de la bande-dessinée rappellent le caractère éprouvant d’une telle aventure et les auteurs n’hésitent d’ailleurs pas à explorer les dissensions, jalousies et autres rivalités qui, immanquablement, ne manquent pas de naître en de telles circonstances.

En définitive, avec ce beau roman graphique, d’un format aussi original qu’appréciable, les éditions Delcourt publient un livre qui non seulement retrace une page méconnue de l’histoire de la Bretagne –  bien que le mouvement Castor ne soit pas propre à cette région – mais qui, de surcroît, invite à une réflexion sur une question essentielle, celle du logement. Bref, c’est ce que l’on appelle une belle réussite, à l’image de cette Cité des Abeilles inaugurée le 18 juillet 1954.

Erwan LE GALL

LE LAY, Delphine, BOE, Marion et HORELLOU, Alexis, 100 maisons. La Cité des Abeilles, Paris, Delcourt, 2015.

 

 

 

1 LE LAY, Delphine, BOE, Marion et HORELLOU, Alexis, 100 maisons. La Cité des Abeilles, Paris, Delcourt, 2015. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 On renverra à ce propos à MESSU, Michel, L’Esprit Castor. Sociologie d’un groupe d’autoconstructeurs. L’exemple de la cité de Paimpol, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2007.