Le Joint français s’implante à Saint-Brieuc

Paris et le désert français est le titre d’un ouvrage célèbre publié en 1947 par Jean-François Gravier.1 Ce géographe y fait le constat d’une capitale française qui concentre non seulement les pouvoirs politiques, mais également les principales activités économiques et industrielles. Alors, quand la France connaît une période de forte croissance économique, au cours des années 1950-1960 – ce que l’on nomme communément les Trente Glorieuses –, la question de cette concentration grandissante des activités à Paris devient primordiale pour les autorités. C’est ainsi que l’on voit se mettre en place des politiques d’aménagement du territoire, qui visent entre autres à décentraliser les industries installées en Ile-de-France, vers la province, par l’intermédiairedes primes incitatives.

Ouvrières du Joint français. Capture d'écran du film réalisé en 1966 pour la télévision régionale Bretagne actualités. INA / L'Ouest en mémoire.

A cette même époque, la Bretagne reste moins industrialisée que bon nombre de régions françaises. Pour pallier à cet état de fait, le Comité d'Etudes et de Liaison des Intérêts Bretons (CELIB) organise un lobbying actif dans les milieux politiques et économiques afin que la Bretagne bénéficie également du boom économique d’après-guerre. Si l’implantation de Citroën sur le site de Rennes-La Janais en 1961 demeure certainement l’exemple le plus emblématique de cette politique de décentralisation industrielle en Bretagne ; celle de l’usine du Joint français à Saint-Brieuc en 1962 présente un cas tout autant intéressant.

Quatre ans après l’installation de cette entreprise dans la préfecture de ce qui est encore le département des Côtes-du-Nord, l’émission Bretagne actualités fait un premier bilan de cette décentralisation. Auparavant, le Joint français était implanté à Bezons, une ville de banlieue située au Nord-Ouest de Paris, où elle était « spécialisée depuis plus d'un demi-siècle dans l'étude et la réalisation des joints et des garnitures d'étanchéité. » La société y compte là-bas « 60 000 mètres carré » d’usines pour « 2 000 employés ». Mais face aux perspectives de croissance liées aux « débouchés du marché européen » naissant, le Joint français a besoin de s’agrandir. C’est alors que le PDG de l’entreprise, Eugène Delalande, un « Breton passionné des Côtes-du-Nord », décide d’installer sa nouvelle usine à « l’entrée de la ville » de Saint-Brieuc, sur « 15 hectares situés au bord de la Nationale 12 ».

La décentralisation bretonne présente pourtant des inconvénients. L’éloignement de la région parisienne est important, près de 500 kilomètres, et la capitale reste le siège de la maison-mère et le « centre de gravité des ventes de la société ». Il y a également des problèmes de « coût de l'énergie, de l'eau industrielle, […] de logement du personnel, [de] liaisons téléphoniques ». L’arrivée du Joint français à Saint-Brieuc est en cela bien le résultat d’une volonté politique de la part des pouvoirs publics et de la direction de l’entreprise.

En 1966, « la première tranche [de construction de l’usine] réalisée permet […] l'emploi de 525 ouvriers et ouvrières ». On y fabrique « 75 000 types de joints [différents] et ceci dans 350 qualités », soit  « une moyenne de 1 million et demi [de joints] par jour ». A l’époque des Trente Glorieuses, la fabrication de joints n’est pas si anecdotique qu’elle peut paraître. Ceux-ci servent autant pour « le simple robinet d'eau, le détendeur de la bouteille de gaz, les circuits de votre auto, [mais aussi pour] ceux de la grosse locomotive, de l'avion à réaction ou de la fusée spatiale ».

La décentralisation vers la Bretagne permet également à un certain nombre d’employés de « revenir au pays », comme en témoigne un salarié : « l'opération de décentralisation du Joint français m'a permis de retrouver et ma région d'origine, [tout en restant] dans ma spécialité. Ce qui est une chose quand même assez rare. »

L'usine du Joint français à Bezons, dans le Val d'Oise. Carte postale. Collection particulière.

Quatre ans après l’implantation de son usine à Saint-Brieuc, le PDG se montre donc satisfait : « l'expérience est concluante et nous ne regrettons pas du tout de nous être installés en Bretagne. » Il est fier d’avoir montré « qu'il est possible de se décentraliser en Bretagne » et ajoute même pense que « progressivement... la décentralisation s'amplifiera ». Pourtant, en 1972, c’est dans de toutes autres circonstances que le Joint français accède à la notoriété nationale. Les employés de l’usine de Saint-Brieuc mènent une grève pendant huit semaines, afin que leurs salaires soient alignés sur ceux des employés de Bezons. La décentralisation de 1962 aurait-elle un goût de délocalisation ?

Thomas PERRONO

 

 

1 GRAVIER Jean-François, Paris et le désert français, Paris, Le Portulan, 1947.