Les alignements de Carnac en 1970 : tourisme de masse et légendes versus patrimoine historique

Les alignements de près de 4 000 mégalithes font de Carnac un site unique au monde. De nos jours, en été, pour profiter de cette immersion dans l’époque néolithique, il n’y a d’autre choix que de suivre une visite organisée par le Centre des monuments nationaux. Les sites mégalithiques ne sont accessibles librement qu’en hiver, saison creuse pour le tourisme. Une situation qui a radicalement changé par rapport au début des années 1970, quand ils n’étaient alors qu’un vaste parc de camping et de loisirs pour touristes en quête de légendes immémoriales. Ce que nous montre parfaitement un reportage du journal télévisé de l’ORTF, en date du 10 août 1970 .

Dans les années 1960, le camping des menhirs à Carnac. Carte postale. Collection particulière.

Devant ces images, le téléspectateur du XXIe a tout pour être éberlué : les voitures avec les caravanes accrochées à l’attache-remorque sont garées entre les rangées de mégalithes ; les familles pique-niquent à l’ombre des menhirs, tandis que le petit dernier s’amuse à les escalader. On voit clairement ici que la notion de patrimoine – et sa protection – est loin d’avoir infusée dans la société, d’autant plus que le tourisme de masse explose au cours des Trente glorieuses. La protection de l’environnement n’est alors pas non plus un sujet de préoccupation, ce que regrette le journaliste : « les 2935 menhirs méritent mieux qu'un parterre de papier gras, d'épluchures ou de boîtes de conserve ». Pourtant, la municipalité de Carnac dirigée par Christian Bonnet – homme politique centriste d’envergure nationale, futur ministre de l’agriculture et de l’Intérieur de Valéry Giscard d’Estaing – s’attache à lutter contre ces fléaux par l’intermédiaire du président du Syndicat d’initiative, le général Barbon. Ce dernier regrette que « le public ne se rend[e] peut-être pas très bien compte qu'il est chez lui ici ». En effet, « ces champs de menhirs, ces dolmens sont propriétés de l'Etat. Donc, par conséquent, ils appartiennent à tout le monde, ils appartiennent à chacun d'entre nous ». La suite de son propos montre que les autorités publiques commencent à prendre conscience de la notion de patrimoine :

« C'est un capital inestimable, c'est un capital que chacun se doit de conserver, c'est, vous vous rendez compte un peu depuis 30 siècles avant Jésus Christ, que ces menhirs se trouvent placés à Carnac. Tout de même, ils en ont vu passer des générations. Alors, il faut souhaiter que d'autres générations les verront, mais si chacun les abîme, si chacun veut prélever quelque chose, si chacun veut abîmer, il n'y aura plus rien d'ici un siècle. »         

Le général Barbon affirme donc que « nous avons le devoir et le droit de les préserver ». Cela passe d’abord par empêcher les touristes « d’emmener leur voiture jusqu’au pied des menhirs ». Mais à l’acmé d’une société des trente glorieuses qui a fait de la voiture une nouvelle idole païenne, cela n’est pas sans poser un certain nombre de difficultés que le président du Syndicat d’initiative résume ainsi : « c'est un problème, comment dirais-je, vraiment du temps présent. Actuellement, personne ne sait plus marcher à pied ». Ainsi, peut-être par réflexe militaire, il aurait envisagé « d'entourer les champs de mégalithe d'un fossé antichar ». Une boutade sans doute, mais qui montre la complexité du dossier. Pour résoudre le problème, sans écarter les voitures, une société parisienne a « très sérieusement proposé de construire un parking souterrain sous les alignements de Carnac ». La massification d’un tourisme peu respectueux de l’environnement est ici clairement un obstacle à la bonne conservation du patrimoine.

Ce d’autant plus que la persistance de légendes autour des mégalithes de Carnac nuit au respect qui leur est dû en tant que témoignage historique de sociétés humaines dont il ne reste que peu d’autres traces. Le journaliste, lui-même, ne s’épargne pas la bêtise d’associer les Gallo-romains à l’érection de ces mégalithes néolithiques : « Astérix et Obélix qui ne semblent pas troubler outre mesure le barde de Carnac, qui marche allègrement sur les places de son ancêtre, Assurancetourix ». Rappelons que près de quatre millénaires séparent ces deux sociétés humaines… Malgré tout, restons plus indulgent avec ce jeune garçon, perché sur un menhir, et qui semble réciter sa leçon d’histoire sortie d’un manuel d’histoire d’Ernest Lavisse : « Alors, on dit que toutes ces pierres étaient autrefois, un ancien cimetière gaulois. A chaque mort qui y avait on y mettait une pierre ». Il est également fait mention de la légende de Saint Cornély qui aurait pétrifié, au cours du IIIe siècle, des soldats romains païens qui le pourchassaient.

Carte postale. Collection particulière.

La préservation des sites mégalithiques à Carnac et leur mise en valeur respectueuse en tant que patrimoine portant un témoignage historique est une histoire de longue haleine. Encore au début des années 1990, un projet de « Menhirland » souhaitait exploiter économiquement ce patrimoine par la construction d’une zone commerciale à proximité des sites. Après une décennie de luttes, par l’intermédiaire notamment de l’association Menhirs libres, le projet est abandonné en 2003. Actuellement, la patrimonialisation des menhirs de Carnac semble en passe de s’achever avec la candidature à l’inscription sur la liste du Patrimoine mondial de l’UNESCO. L’occasion peut-être pour que tourisme, vérité historique et protection du patrimoine s’accordent enfin.

Thomas PERRONO

 

 

1 INA – L’Ouest en mémoire. « Les menhirs de Carnac », JT de 13h, ORTF, 10/08/1970, en ligne.