Plogoff, février 1980, une commune au bord de l’insurrection

Alors que le site de Plogoff, à quelques encablures de la pointe du Raz, est définitivement choisi à la fin de l’année 1978 pour accueillir une centrale nucléaire, la contestation se durcit à partir du mois de février 1980 autour de l’enquête d’utilité publique1. Déjà, le 31 janvier, les gendarmes mobiles, précédés par un blindé, mettent plusieurs heures pour traverser la commune depuis le pont du Loc’h et la baie des Trépassés dans le but d’atteindre le bourg. C’est dans ce contexte de quasi-insurrection que François Debré – reporter de guerre chevronné et récipiendaire du prix Albert-Londres en 19772 – rend compte de la situation sur place, dans l’émission L’événement sur TF13.

Les bureaux annexes de la mairie de Plogoff imposés par la préfecture et gardés par les forces de l'ordre. Collection particulière.

Pour implanter son projet, les « 167 hectares aujourd'hui inoccupés » ont vite fait apparaitre le site de Feunteun aod comme « idéal [pour EDF] : massif granitique solide, masse d'eau perpétuellement renouvelée par les courants, terrains incultes. » Mais, à Plogoff, il ne s’agit pas de construire un autre Brennilis, cette centrale expérimentale des Monts d’Arrée mise en fonctionnement en 1967. Ici, les autorités veulent mettre en fonctionnement une « centrale nucléaire de 1 300 mégawatts ». M. Sergent, ancien conseiller général, est l’un des seuls à s’exprimer en faveur du projet de centrale. Bien qu’il ne soit « pas pour le nucléaire », il part du constat que « tout le monde demande et consomme de l’électricité », que « tout est bloqué […] quand il y a une panne d’électricité ». Il pose alors cette question : « avons-nous le choix ? »

Mais, sur cette terre « habitée depuis des siècles par les plus acharnés des pêcheurs, les plus courageux des marins, les plus obstinés des Bretons […] les habitants ne veulent rien entendre »... Dès les prémices du projet de construction d’une centrale, en 1975, des mouvements antinucléaires voient le jour dans le Cap Sizun et un peu partout en Bretagne.4 Le Comité de défense de Plogoff coordonne de grandes manifestations dès le choix définitif du site en 1978. Toutefois, l’enclenchement de la procédure d’enquête d’utilité publique, qui doit se dérouler entre le 31 janvier et le 14 mars 1980, exacerbe les tensions dans une commune où fleurissent les pancartes : « Plogoff n’est pas à vendre », « Jamais de Harrisburg à Plogoff5 », « Non au nucléaire, oui au soleil », ou bien encore « Gardez vos sous, gardons notre Armor ». Le conseil municipal de Plogoff a même refusé que les dossiers de l’enquête soient déposés à la mairie, comme la loi le prévoit.

Passant outre, les autorités de l’Etat installent dans le bourg des « Mairies annexes » dans des camionnettes. Pour assurer la sécurité du dispositif, des escadrons de gendarmes mobiles sont sur place. Dès lors, Plogoff a des allures de commune assiégée. D’après le journaliste, « la population ressent la présence des forces de l'ordre comme une occupation étrangère ». C’est ainsi que le dimanche 10 février, « 1700 des 2300 habitants de Plogoff ont défilé à la Mairie pour signer une pétition demandant au préfet de retirer les forces de l'ordre. » La tension est si intense que les dérapages ne sont jamais loin : « 14 blessés la semaine dernière, des bagarres presque tous les jours ». M. Guillou, un habitant de Plogoff, dénonce la violence des forces de l’ordre : « Une voiture toute neuve qui sortait du garage, ils l'ont arrêté, ils ont tiré deux grenades dans le pare-brise, ils voulaient foutre le feu, c'est l'évidence ». En retour, la population invective les gendarmes : « Elle vous colle à la peau la peur malgré vos boucliers, vos grenades et vos armes. » Parfois, jusqu’à l’excès : « On a vu plus de camions schleu en 40 et on a jamais capitulé, on les a chassés ».

Mais au-delà de ces tensions conjoncturelles, l’opposition au projet de construction de la centrale nucléaire puise dans plusieurs racines. La première est assez simple et recouvre, ce que l’on appelle aujourd’hui, une dimension Nimby (Not in my backyard, « pas dans mon jardin » en français) :

« on défend notre morceau de terrain, on est bien où on est, on veut pas être emmerdé avec ça. Voilà ! » 

La deuxième est d’ordre écologique. Avec cette centrale, de nombreux habitants ont le sentiment d’être à nouveau punis, alors qu’ils ont « déjà eu assez avec les marées noires ». D’ailleurs l’un des slogans les plus emblématiques du mouvement pose la question : « Mazoutés aujourd’hui, radioactifs demain ? » C’est également l’opposition au développement de l’industrie nucléaire, à Plogoff, comme partout ailleurs : « c’est dans toute la France qu’il faut que l’on refuse le nucléaire », affirme Mme Kerval, la présidente du Comité de défense. La troisième s’inscrit dans une forme de rejet du « modernisme breton », tel qu’il a été pensé et mis en œuvre pendant les Trente glorieuses :

« dans l'euphorie du pétrole, il y a vingt ans, ils auraient pu industrialiser la Bretagne. Ils ne l'ont pas fait et ils n'ont pas l'intention de le faire. »

Une habitante ironise : « vous croyez que la pointe du Raz sera plus près de Paris ? »

Incidents le 17 mars 1980 à Quimper, en marge d'une manifestation contre la centrale de Plogoff. Collection particulière.

En définitive, cette enquête d’utilité publique qui tente de se mettre en place par la force, en ce mois de février 1980 à Plogoff, devient le catalyseur de toutes les oppositions au projet de centrale et se transforme en une véritable caisse de résonnance médiatique. Le 16 mars, lors de la clôture de l’enquête, ce sont 50 000 personnes qui manifestent dans une commune au bord de l’insurrection. La guerre des pierres contre les fusils bat alors son plein…

Thomas PERRONO

 

 

 

1 Pour de plus amples développements, on renverra à SIMON, Gilles, Plogoff, l’apprentissage de la mobilisation sociale, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, travail de référence sur cette question.

2 François Debré, second fils de l’homme politique Michel Debré, a couvert les conflits majeurs des années 1960-1970 : Biafra, Viêt Nam, Cambodge, guerre du Kippour, entre autres.

3 INA. « Plogoff, le nucléaire contesté », L’événement, TF1, 14 février 1980, en ligne.

4 KERNALEGENN, Tudi, Histoire de l’Ecologie en Bretagne, Rennes, Editions Goater, 2014, p. 43.

5 Harrisburg est une ville de Pennsylvanie aux Etats-Unis qui a connu un accident nucléaire le 28 mars 1979 dans la centrale de Three Mile Island.