Quand le cyclisme « se meurt »

Le sport était-il forcément mieux avant ? Cette question, intemporelle, ne cesse d’agiter les réseaux sociaux où les haters se plaisent à déverser leur haine. Mais ce débat, particulièrement visible de nos jours, existaient déjà il y a demi-siècle. A l’époque, les troquets faisaient déjà office de forums où l’on débattait notamment de l’évolution de l’un des sports les plus populaires en Bretagne : le cyclisme. Celui-ci « est malade, dit l’un », il « se meurt, dit l’autre », c’est enfin « un affreux champ de foire […] où tout est pourri par le maudit argent, dit un autre » rapporte en 1958 le journaliste Jean Le Traon1. Le « chef de l’information sportive » pour le quotidien Ouest-France relance le débat déjà amorcé, deux mois plus tôt, par son collègue Roger Cornet2. A l’occasion de la présentation du tracé du Tour de France, ce dernier s’inquiète de l’avenir « assez sombre » qui menacerait son sport, gangréné par l’omniprésence de l’argent et le développement du dopage3.

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S’il partage partiellement ces critiques, Jean Le Traon tient toutefois à nuancer cette vision particulièrement pessimiste. Il ne faudrait quand même pas dégoûter ses propres lecteurs d’un sport qui assure de nombreuses ventes au quotidien rennais. Selon lui, ces allégations sont

« Vrai peut-être pour le haut de l’échelle. Plus exactement pour cette petite cinquantaine de professionnels qui ont un rang de vedettes du cyclisme international ! Ces terribles enfants gâtés sont tristement égoïstes : ils se moquent éperdument de ce que leurs excessives exigences, leur appétit pour ces millions qu’ils accrochent trop facilement conduisent la barque dorée mais fragile du cyclisme professionnel au naufrage. »4

Il condamne notamment les coureurs professionnels qui, de plus en plus, négocient des contrats faramineux pour prendre la départ d’une course5. Si la liste de ces « enfants gâtés » est longue, Jean Le Traon n’hésite pas à cibler directement Fausto Coppi, l’ancienne gloire italienne, qui « semble vouloir monnayer ses restes et surtout son nom », en abandonnant certaines courses à étapes de façon à pouvoir prendre le départ d’une autre épreuve pour laquelle il touchera une nouvelle prime…6 Parmi les autres méfaits que condamne le journaliste, impossible de ne pas songer aux frasques récurrentes d’un Nino Defilippis. L’impétueux coureur transalpin s’était par exemple distingué, à la veille du Tour de France 1956, en « ressortant tout guilleret » de l’accident qu’il provoqua au volant de sa puissante Lancia7. Impossible de ne pas évoquer non plus le « standing de vedette » de Louison Bobet qui effectuait, dès qu’il le pouvait, ses déplacements en jet privé8.

Or, de l’avis de Jean Le Traon, si les « chefs de file » commettent des « abus », il en serait tout autrement des « sans-grades et de leurs admirables dirigeants qui croient à un sport cycliste pur, honnête et sans marché »9. En marge du début de la « saison régionale » (qui commence le 23 mars) le journaliste fait un tour d’horizon du cyclisme amateur. S’il loue, à juste titre, le travail des bénévoles et la mise à disposition des jeunes coureurs d’un matériel moderne, aucun des espoirs qu’il présente ne confirme les promesses placées en eux, preuve, une nouvelle fois, que la Bretagne connaît la fin d’un cycle10.

Louison Bobet lors de l'arrivée du Tour de France 1954. Wikicommons.

Ironie du sort, quelques mois plus tard, Jean Le Traon ravale ses critiques lorsque Nino Defilippis l’appelle directement afin de participer au Tour de l’Ouest. La course par étapes, organisée par Ouest-France, est à bout de souffle et ne parvient plus à attirer les meilleurs coureurs du peloton. La présence de l’Italien, qui souhaite accumuler les kilomètres en vue du prochain championnat du monde, permettrait à l’épreuve de retrouver un peu de splendeur et, de facto, d’augmenter ses tirages. Pour le journaliste, l’aubaine est trop belle. C’est, précise Jean-Paul Ollivier, « comme si Dieu en personne était entré dans son cénacle ». Ne pouvant inscrire l’équipe de l’Italien à la dernière minute, faute de place restante, Jean Le Traon se dévoue personnellement afin de lui permettre d’accrocher un dossard au sein de l’une des équipes déjà engagée. Bien lui en a pris puisque Nino Defilippis remporte, sous les couleurs de l’équipe du Sud-Ouest, trois étapes. La fin justifiait bien les moyens…

Yves-Marie EVANNO

 

 

 

1 « Cyclisme breton ?... Jeune et… bien portant ! En voici la preuve », Ouest-France, 11 mars 1958, p. 11. Trois autres articles suivent dans les éditions du 12, du 13 et des 15-16 mars 1958).

2 SEIDLER, Edouard, Le sport et la presse, Paris, Armand Colin, 1964, p. 253.

3 CORNET, Roger, « Le Tour de France 58 construit pour les lévriers », Ouest-France, 15 janvier 1958, p. 12.

4 « Cyclisme breton ?... Jeune et… bien portant ! En voici la preuve », Ouest-France, 11 mars 1958, p. 11.

5 Il évoque ici le cas – sans le nommer – d’un coureur français qui aurait obtenu « 1 500 000 lires » pour prendre la départ, une semaine plus tôt, d’une course d’un jour en Italie.

6 Une semaine plus tard, le 17 mars, Roger Cornet déplore lui aussi cette pratique. En effet, Fausto Coppi et Willy Vannitsen viennent d’abandonner Paris-Nice afin de pouvoir prendre le départ du Tour de Toscane qui se dispute au même moment… Le Belge a parfaitement réussi son coup puisqu’il remporte deux étapes de la course française avant de s’imposer en Italie…. Roger Cornet est particulièrement sévère avec l’Italien dont « la présence ne paraît plus souhaitable sur les routes ». « Un nouveau scandale chez les professionnels », Ouest-France, 17 mars 1958, p. 16.

7 Sur ce point voir, OLLIVIER, Jean-Paul, Le Tour de France. Un beau roman, une belle histoire, Paris, Robert Laffont, 2018.

8 La formule est de Louison Bobet lui-même. Elle est citée dans CHANY, Pierre et CAZENEUVE, Thierry, La fabuleuse histoire du Tour de France, Paris, Editions de la Martinière, 1997.

9 « Cyclisme breton ?... Jeune et… bien portant ! En voici la preuve », Ouest-France, 11 mars 1958, p. 11.

10 Sur ce point, on se permettra de faire référence à EVANNO, Yves-Marie, PERRONO, Thomas et PRIGENT, François « Fin de cycle pour le cyclisme breton », in LE GALL, Erwan et PRIGENT, François (dir.), C'était 1958 en Bretagne. Pour une histoire locale de la France, Rennes, Editions Goater, 2018, p. 484-505.