Bécassine : un symbole, oui mais lequel ?

Rarement un personnage fictionnel n’a autant déchaîné les passions. Bécassine a été à la fois adulée – parlez-en à la génération des années 1970-1980 biberonnée aux 33 tours de Chantal Goyal… –, tout comme elle est honnie pour les clichés qu’elle véhicule.

Bécassine à l'école. Carte postale, collection particulière.

Bécassine apparaît pour la première fois le 2 février 1905 dans le premier numéro de La semaine de Suzette, une revue hebdomadaire à destination des petites filles. Au cours des premières années, le dessinateur-créateur Joseph Pinchon ne produit que de courtes histoires illustrées autour de son personnage de bonne à tout faire montée à Paris. Bécassine est alors une satire sociale sur un ton humoristique de ces jeunes provinciales naïves qui découvrent la vie urbaine, d’où le surnom de « bécasses ». Sa bretonnité n’est pas encore très affirmée. D’ailleurs son costume est inspiré de ceux que l’on trouve dans la région d’Amiens, d’où est originaire Pinchon.

A partir de 1913, le personnage et ses histoires prennent de l’épaisseur avec la reprise en main du scénario par Maurice Languereau, dit Caumery, par ailleurs directeur de la revue. Bécassine prend alors les traits plus affirmés d’une jeune bretonne qui répond au nom d’Annaïck Labornez, et qui est originaire de l’évêché de Quimper-Corentin. Il faut dire qu’à l’époque, presque 20% des femmes travaillant en tant que personnel de maison sont originaires de la péninsule armoricaine.1 Les aventures de Bécassine connaissent alors un succès grandissant. Notamment au cours de la Première Guerre mondiale, quand elle acquière une dimension patriotique dans les albums Bécassine chez les Alliés et Bécassine mobilisée. La bravoure dont elle fait preuve face aux « boches », lui vaut de faire son entrée au musée Grévin dès 1919. Toutefois, Bécassine reste négativement vue comme une caricature régionale par de nombreux Bretons, notamment ceux qui vivent à Paris. Ces derniers préfèrent être représentés, à partir de 1925, par la figure féminine de la duchesse des Bretons de Paris. La contestation se fait plus radicale en 1939, quand apparaît le projet d’un film tourné par le réalisateur Pierre Caron, dans lequel l’actrice Paulette Dubost incarnerait le personnage de Bécassine. Trois jeunes étudiants bretons vivant dans la capitale – Patrick Guérin, Jean Jadé et Hervé Mahé – se décident à détruire la statue de cire de Bécassine. Le 18 juin 1939, ils passent à l’acte en pénétrant à 15h30 dans le musée Grévin, comme nous le rapporte l’édition du lendemain du quotidien L’Ouest-Eclair : « deux d’entre eux en ont brisé la tête et la main tandis que le troisième protégeait l’opération. » Arrêtés par deux employés du musée et conduit au commissariat du Faubourg Montmartre, ils rejettent tout caractère « autonomiste » à leur action face au commissaire de police. Pourtant, seul l’un d’entre eux accepte de parler en français. Les deux autres ont « la résolution très nette » de ne parler qu’en breton lors de leurs interrogatoires. Celui qui accepte de parler développe également une rhétorique proche des idées énoncées dans le journal Breiz Atao, dont certains leaders ont longtemps fréquenté Paris2 :

« L’opinion publique doit savoir que nous, les jeunes, nous ne tolérons plus que l’on présente sur l’écran, sur la scène ou même en simple effigie la maladroite et niaise Bretonne que l’on sait. Nos mères, nos sœurs et nos fiancées ne méritent pas qu’on se moque ainsi d’elles ; quant à nos grand’mères, à ces grand’mères stoïques et droites dont beaucoup ont perdu leurs fils à la Grande Guerre, nous exigeons pour elles le respect de leur[s] coiffes et de leurs costumes traditionnels. »

De façon plus pacifiste, mais tout aussi efficace, l’ancien Président du Conseil René Pleven, alors président du Conseil général des Côtes-du-Nord, fait avorter dans les années 1960 un projet de feuilleton télévisé sur les aventures de Bécassine.3

Carte postale, collection particulière.

Pourtant, à partir des années 1970, on voit apparaître quelques formes de revendications du personnage de Bécassine par les Bretons. C’est ainsi que Paol Keineg met en scène Bécassine dans son spectacle « Le printemps des Bonnets rouges », qui est joué le 9 décembre 1972 au théâtre de la Tempête, à la Cartoucherie de Vincennes. De même, sur une affiche politique du PSU régional, dessinée par Alain Le Quernec, figure une Bécassine au poing levé, la bouche ouverte – alors qu’elle est dépourvue de cet élément anatomique dans les bandes dessinées –, ainsi qu’avec des formes féminines marquées. On est là dans un phénomène d’appropriation d’un élément négatif, comme pour en faire un symbole d’une fierté bretonne retrouvée.

Symbole d’une caricature sociale et/ou régionale, d’une fierté régionale retrouvée, ou bien d’une jeune fille dont on voudrait qu’elle soit notre cousine, plus d’un siècle après sa création, le personnage de Bécassine n’en finit pas de susciter le débat !

Thomas PERRONO

 

 

 

1 MOCH, Leslie Page, The Pariahs of yesterday. Breton Migrants in Paris, Durham and London, Duke University Press, 2012, p. 94.

2 CARNEY, Sébastien, Breiz Atao ! Mordrel, Delaporte, Lainé, Fouéré : une mystique nationale (1901-1948), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015.

3 LE GALL, Michaël, Bécassine, in CROIX Alain et VEILLARD Jean-Yves, Dictionnaire du patrimoine breton, Rennes, PUR, 2013, p. 126.