Quand L’Ouest-Eclair se pose en garant de la mémoire de Le Bastard

Le propre du populisme est de brouiller les cartes du jeu politique et d’amener, ce faisant, certains acteurs à combattre à front renversé, à distance de leur positionnement naturel. C’est ainsi qu’en avril 1904 L’Ouest-Eclair se pose en garant de l’héritage d’Edgard Le Bastard1, propos qui n’est pas sans une certaine ironie pour qui connaît cet homme politique décédé en 1892 et ayant profondément marqué de son empreinte le chef-lieu du département d’Ille-et-Vilaine : emblématique bâtisseur et républicain fervent, l’ancien maire de Rennes est aussi un défenseur intransigeant de la laïcité…

Lors des obsèques d'Edgard Le Bastard, place de la Mairie, à Rennes (détail). Musée de Bretagne: 2016.0000.1935.

Aussi cet article de L’Ouest-Eclair, signé de trois initiales E.D.L. qui masquent à peine la personnalité d’Emmanuel Desgrées du Lou, le directeur politique de la publication, doit-il inviter à quelques remarques liminaires. La première concerne la postérité d’Edgard Le Bastard puisque, 12 ans après sa mort, force est de constater que son héritage constitue encore un enjeu partisan. Il y a là une longévité qui mérite d’être soulignée même si celle-ci, on le verra, n’est pas sans témoigner d’un certain nombre de biais. En effet, la mémoire étant l’outil politique du temps présent, il importe de se plonger dans le contexte dans lequel est publié cet article pour en saisir l’enjeu, à savoir une âpre campagne électorale pour la mairie de Rennes. Emmanuel Desgrées du Lou et L’Ouest-Eclair prennent en effet fait et cause pour Eugène Pinault contre les candidats dits de « concentration républicaine » accusés de vouloir « maçonniser » la France et d’attenter à l’enseignement libre2.

Mais le paradoxe est que, justement pour lutter contre ces candidats de « concentration républicaine », le grand quotidien catholique rennais invoque donc la figure d’Edgard Le Bastard, homme politique dont le positionnement parait au moins assez proche de ce groupement politique. Lors des élections sénatoriales de 1887, le Maire de Rennes s’élance ainsi sous une étiquette dite « d’Union républicaine », formule qui n’est ni plus ni moins qu’une autre forme de « concentration républicaine ». Alors, certes, en 17 ans, les positions peuvent évoluer et les permanences sémantiques traduire un certain glissement idéologique. Dans un département aussi modéré que l’Ille-et-Vilaine, cette hypothèse n’est pas à négliger et contribue, à n’en pas douter, à engendrer un certain flou.

Pour autant, à y regarder de plus près, la situation n’est pas totalement illisible. En effet, si la donne politique est à l’évidence brouillée, la recomposition n’est pas sans logique et, en l’occurrence, celle-ci s’accorde sur le mode du plus petit dénominateur commun. En d’autres termes, en ce printemps 1904, L’Ouest-Eclair se trouve en demeure de choisir entre plusieurs fidélités, celle que doit aveuglément à l’Eglise ce quotidien catholique mais aussi celle qui lie au régime ce journal rallié à la République. En invoquant la mémoire de Le Bastard, L’Ouest-Eclair hiérarchise assurément ses allégeances, plaçant l’idée républicaine et patriotique au-dessus de l’universalisme chrétien. Par la même occasion, le journal adopte un credo réformiste, entendant porter ses idées à l’intérieur du système et non en se faisant le porte-drapeau d’un contre-mouvement rejetant en bloc les institutions dans le but de mieux les renverser.

La statue d'Edgard Le Bastard, témoignage de la mémoire de l'ancien maire de Rennes. Carte postale. Collection particulière.

Quelques jours plus tard, le 2 mai 1904, L’Ouest-Eclair peut annoncer triomphalement la « Victoire des Républicains libéraux à Rennes »3. Que le quotidien catholique rennais se satisfasse du verdict des urnes est une chose mais dans quelle mesure ne l’a-t-il pas façonné ? De même, quel est le principal moteur de la ligne éditorial de ce journal : défendre des opinions ou coller aux attentes du lectorat ? Autant de questions auxquelles il est bien difficile de répondre. Toutefois, il n’est pas impossible de voir dans ce positionnement politique la racine de la conduite qu’adoptera à partir de l’été 1914 L’Ouest-Eclair. Solidement engagé dans l’effort de guerre, le journal catholique n’en demeure pas moins sourd aux appels du Pape en faveur de la paix, contribuant à la relégation diplomatique du Vatican sur l’échiquier politique international.

Erwan LE GALL

 

 

 

 

 

 

1 « Un défi à l’opinion publique », L’Ouest-Eclair, 6e année, n°1713, 28 avril 1904, p. 1-2.

2 « Concentration et combisme », L’Ouest-Eclair, 6e année, n°1711, 26 avril 1904, p. 1.

3 L’Ouest-Eclair, 6e année, n°01717, 2 mai 1904.