Une institution rennaise : le Café de la Paix

Voulu par le maire Edgard Le Bastard, le Palais du commerce est un véritable point névralgique de la ville de Rennes, peut-être encore plus que la place de la Mairie. En dépit d’une construction chaotique – l’édifice est érigé en deux tranches, d’abord entre 1885 et 1891 puis entre 1922 et 1929, sous l’égide de deux architectes différents : Jean-Baptiste Martenot puis Emmanuel Le Ray – ce bâtiment attire à lui tous les regards. Il est vrai qu’il est situé en lisière des quais de la Vilaine, lieu de passage particulièrement fréquenté et de surcroît central. Mais il existe également une autre explication à cet engouement. En effet, le Palais du commerce accueille une véritable institution qu’il est de bon ton de fréquenter : le Café de la Paix.

Carte postale. Collection particulière.

L’un ne va en effet pas sans l’autre puisque le fond de ce commerce fait l’objet d’une concession, allouée pour la première fois à la fin du XIXe siècle à une certaine Jeanne Poulain. Preuve de l’ambition de la patronne des lieux, l’établissement s’appelle à l’origine le Grand café de la Paix et est à l’évidence pensé pour recevoir la belle société rennaise : une publicité diffusée dans la presse locale au tournant du siècle le présente comme « un Etablissement de premier ordre [qui] se recommande tout spécialement par sa décoration artistique et la qualité supérieure de toutes ses consommations ». C’est là d’ailleurs une constante de cet établissement que de viser une clientèle haut de gamme : après la Seconde Guerre mondiale, la « brasserie La Paix » attire les noctambules en restant ouvert jusqu’à deux heures du matin et tout en bénéficiant d’une « terrasse climatisée »1. En 1901, alors qu’il est tenu par un certain Henri Lavigne, celui qui est alors le « Grand café du Palais » se vante de proposer un billard ainsi que des « consommations de premier choix ».

Le fait que cette élégante brasserie porte le nom de Café de la Paix n’est pourtant pas sans ironie. L’établissement est en effet un des lieux essentiels de l’une des plus graves, et durables, crises politiques que la France ait jamais connue : c’est en effet dans cet établissement que se retrouvent quotidiennement pendant l’été 1899 les personnalités venues assister à la révision du procès du capitaine Dreyfus. Le tribun socialiste Jean Jaurès peut ainsi y croiser Maurice Barrès, pourtant adversaire acharné de l’accusé. Le Café de la Paix est proche de l’endroit où siège le Conseil de guerre de la 10e région militaire, instance devant laquelle a été dépaysée l’Affaire, et s’y retrouvent les ténors de la presse nationale et internationale, ainsi que les antidreyfusards. Majoritaires, ils ont en effet littéralement droit de cité et trônent en majesté au cœur de la ville, tandis que les partisans du capitaine, minoritaires, sont pour leur part et sauf exception relégués en lisière de la ville, faubourg d’Antrain, non loin des prairies Saint-Martin.

Plus prosaïquement, le café de la Paix est indissociable de la géographie sociale de la ville de Rennes et d’une certaine volonté de reconquête des quartiers sud de la ville. A cette époque, l’étalement urbain est bien entendu beaucoup plus réduit que ce que la ville peut connaître au XXIe siècle et le champ de mars, la voie de chemin de fer et le plateau de la Californie, sur lequel est érigé une prison pour femmes, constituent encore de véritables frontières traçant une sorte de zonage social de l’espace. Alors jeune homme et résidant non loin du Thabor, le futur philosophe Paul Ricœur doit se rendre jusqu’aux faubourgs sud de la ville pour y retrouver celle qui deviendra sa femme et effectue, à cette occasion, un véritable voyage à travers les stratifications sociales. Aussi est-ce pourquoi la construction du Palais du Commerce est souvent présentée comme un embryon de gentryfication du sud de la ville par la rive nord de la Vilaine, celle-ci regroupant les riches quartiers entourant la Mairie, le Parlement et se prolongeant jusqu’au lotissement Sévigné.

Carte postale. Collection particulière.

Sur un strict plan commercial, le Café de la Paix constitue pour le Grand Glacier de Rennes, situé en face de l’Hôtel de Ville, un redoutable concurrent. Les deux établissements se disputent la clientèle huppée de la bourgeoise préfecture d’Ille-et-Vilaine et officiers, hommes de lois, fonctionnaires et professeurs – bref, tout ce que la commune compte de notabilités – s’y pressent, autant pour y rencontrer le « beau monde » que pour y être vus. D’ailleurs, tel est toujours d’une certaine manière le cas puisque le Piccadilly, propriété depuis 2011 du magnat breton du hamburger Mario Piromalli – un self-made man ayant fait fortune en construisant un véritable empire Mac Donald’s en Bretagne – et successeur du Grand Glacier depuis 1975, a ré-ouvert en 2016, après des années de travaux. La terrasse du Café de la Paix, elle, ne désemplit toujours pas…

Erwan LE GALL

 

 

 

 

 

 

 

1 Arch. mun. Rennes : 24 Z 5.