François Château : maire de la gentryfication ?

Dire que les années 1920-1930 relèvent d’une formidable accélération du temps est un véritable lieu commun. Pour s’en convaincre, il n’est qu’à observer l’insertion fulgurante du moteur dans la société bretonne d’alors : d’abord réservée à une élite sportive et d’une certaine manière indissociable d’une culture des loisirs de masse héritée pour partie des Etats-Unis, l’automobile se démocratise jusqu’à poser de véritables problèmes du point de vue de la gestion de l’espace public. C’est ainsi que la naissance du code de la route peut être considérée, par bien des égards, comme une victoire du cheval vapeur sur celui de trait, de l’automobile sur la carriole, bref de la ville sur les campagnes. En effet, ce que trahit la voiture, c’est bien une velléité de domestication de l’environnement, intention très clairement perceptible dans la manière dont le quotidien L’Ouest-Eclair évoque en août 1936 les projets urbanistiques du maire de Rennes, François Château1.

Carte postale. Collection particulière.

Ancien Compagnon du devoir, François Château est imprégné par la culture ouvrière mais moins celle de Marx, du Parti communiste et de ses organisations satellites que celle d’Agricol Perdiguier. Sans doute est-ce dans cette filiation intellectuelle qu’il faut chercher les racines de l’engagement républicain de celui qui, installé à Rennes en 1911 pour y développer son entreprise de voirie publique, ne tarde pas à se lancer en politique2. Toujours est-il que, radical, François Château n’est pas nécessairement dans la ligne politique défendue par L’Ouest-Eclair, bien que le ton employé par le quotidien catholique dans cet article publié en août 1936 soit particulièrement clément. Il est vrai que le journal sait au besoin contenter les pouvoirs municipaux et que, dans le même temps, l’étiquette de « concentration républicaine » portée par François Château laisse ouverte le champ de bien des possibles.

Signé seulement par les initiales « J. Th… », cet article reprend donc en des termes assez complaisants un certain nombre de projets urbanistiques portés par le maire de Rennes. Mais indépendamment de ce qui relève à n’en pas douter de l’échiquier politique local, ce qui frappe en premier lieu est l’évidente volonté de domestication de l’espace naturel rennais qui sous-tend ces travaux. Ainsi, si la municipalité envisage de combler un bras de l’Ille, tout en organisant une dérivation à grand débit, c’est pour protéger la cité contre les inondations et contre les moustiques qui trouvent, par forte chaleur, un environnement idéal dans ces eaux stagnantes. On peut également y voir une sorte d’allégorie du progrès, de la modernité, mouvement tournant le dos à une nature volontiers perçue comme relevant d’un monde ancien, périmé. L’Ouest-Eclair ne trouve évidemment rien à redire à ces projets qui relèvent autant de la prévention des risques que d’une politique hygiéniste.

Pour le quotidien rennais, ce projet « assainirait le quartier, tout en l’embellissant », termes qui renvoient à des considérations esthétiques, sanitaires mais aussi, en filigrane, sociales. Certes, la politique menée ici est volontiers keynésienne et ces grands travaux sont aussi compris comme un moyen de lutter contre le chômage. Mais il y a également d’autres logiques à l’œuvre. L’idée est en effet, aussi, de profiter de cette opération pour raser les « vieilles masures menaçant ruines qui s’élèvent dans ce quartier » et d’y ériger « des maisons saines et confortables ». Si, sur le papier, de telles intentions sont bien évidemment éminemment louables, la réalité de la crise du logement dans le chef-lieu du département d’Ille-et-Vilaine laisse entrevoir un certain nombre d’effets indésirables, pour ne pas évoquer purement et simplement une stratégie – certes bien anachronique – de gentryfication. Le prisme social est en effet essentiel dans une politique d’urbanisme et le fait de vouloir ériger un boulevard sur le bras de rivière comblé n’est assurément pas neutre : une telle artère a en effet pour objet de permettre la circulation des automobiles qui, étant donné leur coût, restent encore l’apanage des couches les plus favorisées de la population.

Carte postale. Collection particulière.

Et c’est là où le moteur dit toute la complexité, et d’une certaine manière la modernité, des intentions urbanistiques de François Château. En effet, si l’idée est à l’évidence d’accorder une plus grande place à l’automobile, et donc par extension de réserver une part toujours plus importante de l’espace public citadin à ceux qui ont les moyens d’en acheter une, on observe dans le même temps un mouvement rigoureusement inverse qui vise à « décongestionner la circulation dans le centre de la ville ». En effet, le projet de comblement d’une partie de l’Ille se double d’un autre qui consiste en la création d’un « boulevard extérieur » qui permettrait « aux véhicules poids lourds d’éviter la traversée de la ville ». Difficile de ne pas y voir une préfiguration de cette rocade de Rennes qui ne voit le jour qu’à la fin des années 1960, pour n’être achevée que 30 ans plus tard. Mais dans la mesure où ces projets qui émergent en 1936 sont également indissociables d’un certain zonage social, il est impossible de ne pas y voir également un puissant symbole de toutes les ambiguïtés de ce moment historique singulier qu’est le Front populaire3.

Erwan LE GALL

 

 

 

1 « Pour le plus beau Rennes », L’Ouest-Eclair, 39e année, n°14 526, 14 août 1936, p. 8.

2 On notera du reste toute l’ambiguïté de cette situation puisque le chef d’entreprise François Château ne tarde pas à briguer la tête du Conseil municipal de Rennes, ville qui est par ailleurs l’un de ses clients. Ajoutons que ce type de situation n’est pas totalement exceptionnel comme le rappelle dans les années 1910 le cas de Louis Brichaux à Saint-Nazaire. Pour de plus amples développements, on se permettra de renvoyer à LE GALL, Erwan, Saint-Nazaire, les Américains et la guerre totale (1917-1919), Bruz, Editions CODEX, 2018.

3 Pour de plus amples développements à l’échelle de la Bretagne on se permettra de renvoyer à LE GALL, Erwan et PRIGENT, François (dir.), C’était 1936, Le Front populaire vu de Bretagne, Rennes, Editions Goater, 2016.