Loger les ouvriers à Rennes

Si la ville de Rennes est connue pour sa population bourgeoise, administrative et étudiante, elle est aussi, modestement, une ville industrielle. Le logement social ouvrier est un enjeu national important depuis le milieu du XIXe siècle et la loi du 13 avril 1850, promulguée sur l’initiative d’Armand de Melun, député d’Ille-et-Vilaine. Cette loi n’est quasiment pas appliquée et aucun programme ne réussit à s’imposer, ce d’autant que la période commence à être marquée par la psychose d’un soulèvement populaire. Napoléon III ne parvient pas à provoquer la création de grandes compagnies immobilières de logements ouvriers qu’il avait vu œuvrer à Londres1.

Carte postale. Collection particulière.

La construction privée de logements ouvriers, à l’exception des quartiers créés par le paternalisme patronal, prend son essor à partir des années 1880, malgré la Grande Dépression qui en limite l’expansion dès 18822. Elle bénéficie des encouragements de la loi Siegfried du 30 novembre 1894, qui autorise les sociétés privées d’habitation à bon marché (HBM). Dans ce cadre législatif favorable, deux sociétés coopératives se créent à Rennes : la Ruche ouvrière, fondée en 1902 par le militant ouvrier Cheminel avec l’aide de l’abbé Trochu (fondateur du journal Ouest-Éclair), bâtit des maisons individuelles dans des lotissements aménagés ou des immeubles collectifs ; Ma Maison, constituée en 1910, qui ne vend pas, mais loue avec une promesse d’attribution.

À Rennes (environ 80 000 habitants en 1914), les élus regardent avec satisfaction leur ville s’étendre : chacun construit où bon lui semble, le long des axes de circulation principalement. La municipalité se contente d’ouvrir des rues ou des routes lorsque cela s’avère nécessaire. Devant les problèmes de logement, elle a tout de même créé en 1900 une prime annuelle pour l’amélioration de l’habitat locatif, principalement des maisons ouvrières. En 1902, le conseil municipal accorde l’immunité fiscale à ces sociétés afin de favoriser « des ouvriers courageux, économes et prévoyants qui veulent se créer pour leurs vieux jours un asile hygiénique et salubre ». En 1912, il concède que les efforts entrepris, malgré d’indéniables progrès, sont encore modestes : « les habitations collectives […] seules sont appelées à apporter véritablement à la masse de la classe ouvrière, les bienfaits qu’elle est en droit d’attendre des institutions. »3

La Ruche ouvrière propose plusieurs formes de logement mais c’est l’habitat individuel qui est souvent préféré. Au cours de son histoire, jusqu’au milieu du XXe siècle, elle aurait construit environ 400 logements.

L’une des premières réalisations de la Ruche ouvrière se situe au nord-est du quartier du Thabor, dans l’allée André Chénier. En 1905, l’entrepreneur Rallé édifie au centre de la parcelle deux appartements, à deux niveaux : l’étage de comble est distribué par un escalier droit. Chaque logement compte deux pièces (salle/chambre) au rez-de-chaussée, et un petit jardin. Le bâtiment a ensuite été agrandi et compte aujourd’hui six appartements, disposés dos à dos.

Au bout du cossu boulevard Sévigné se trouve l'allée André Chénier. Carte postale. Collection particulière.

La société coopérative participe à l’étalement de la ville. Elle investit dans le lotissement des entrepreneurs Vaudois et Amiot qui, entre 1872 et 1914, urbanisent des domaines agricoles au sud de la voie ferrée ; initiative contemporaine des opérations lancées par Dubosq et Charles Jaillard, au nord-est de la ville. Des terrains sont acquis par la Ruche ouvrière, en bordure de la rue Lobineau et de la rue Alain Bouchard. Les initiatives sont souvent ponctuelles, pour des constructions de maisons individuelles, ce qui limite l’influence globale de l’action de ces sociétés privées.

L’intervention de l’État dans le logement ouvrier est relativement tardive en France. Par la loi du 23 décembre 1912, il créé les offices publics d’habitation à bon marché (HBM), ancêtres des offices publics d’habitation à loyer modéré (HLM) institués par la loi du 21 juillet 1950. Il consacre ainsi le relatif échec des tentatives des sociétés privées d’HBM en France qui, entre 1894 et 1906, avaient édifié 3000 logements, essentiellement des maisons individuelles. À l’époque, et depuis 1889, la Belgique a déjà construit plus de 62 000 logements ouvriers. Un office public d’HBM est constitué à Rennes en 1920 et va donc compléter l’action des sociétés privées d’HBM.

Selon une circulaire ministérielle de septembre 1918 relative aux habitations à bon marché, « le devoir social de combattre avec la dernière énergie la tuberculose et l’alcoolisme, de régénérer au moyen du logement une race affaiblie par les pertes sanglantes qu’elle aura subies et les privations dues à la cherté de la vie, s’imposera avec un caractère d’urgence qui ne souffrira aucun atermoiement ».4

Les maisons construites après la guerre sont édifiées au sein de lotissements, qui seront déclarés plus tard souvent défectueux. C’est seulement à partir de la loi de 1925 qu’un cadre est donné à l’aménagement des lotissements, afin de délivrer des parcelles en bon état aux futurs propriétaires pour lesquels les sociétés coopératives tentent de proposer des maisons à des prix très réduits. Le pavillonnaire domine : l’image de l’ouvrier dans sa maison et son jardin est un symbole fort. L’Office de la ville de Rennes continue de louer à bas prix ses logements mais commence à construire quelques logements, comme le Foyer rennais, premier exemple local d’un urbanisme d’îlot (terminé en 1933, selon les plans d’Emmanuel Le Ray). Le contexte national, avec des finances publiques peu florissantes, reste défavorable, jusqu’à la loi Loucheur (1928) qui doit relancer la construction en France par un plan de 260 000 logements à édifier en cinq ans.

Le nombre de chantiers augmente mais, à partir de 1935, la construction des HBM s’arrête quasiment. La Ruche ouvrière est mise en sommeil. Après la guerre, une nouvelle ère du logement social commence, même si elle prend du retard à Rennes, qui n’est pas un bassin industriel important. Du fait des bombardements, Rennes compte 1 500 bâtiments détruits, 15 000 très abîmés et 25 000 personnes sans abri. Le logement social ouvrier s’oriente alors vers l’habitat collectif. Construit au rabais, pâle copie du logement bourgeois moderne, il sera surtout accessible aux couches supérieures de la classe ouvrière, du fait des loyers relativement élevés5. C’est le début du décollage rennais, avec ses architectes des Trente Glorieuses, Louis Arretche et Georges Maillols.

A Rennes, le quai Aristide Briand à la fin des années 1940. Carte postale. Collection particulière.

En 1953, la Ruche ouvrière est transformée en coopérative régionale de construction. Avec de nouveaux moyens, elle multiplie les opérations : en bordure du parc Oberthür (rue Marcillé, place Lucien-Daniel et boulevard Jeanne d’Arc), avec le rachat de 52 maisons mitoyennes construites sur un terrain qui appartenait aux imprimeries ; rue de Châteaugiron, la construction d’un immeuble en bordure de rue avec un passage latéral traversant qui permet d’accéder à cinq maisons en série, en rez-de-chaussée et à deux maisons à deux unités d’habitation ; rue Jean-Marcel-Châtel et rue Ferdinand-de-Lesseps, une des dernières cités-jardins édifiées pour du logement social ; rue Marcel-Callo, trois maisons doubles, dites maisons économiques et familiales (1955) ; une participation au secteur urbain programmé de Cleunay, aussi appelée cité d’urgence de Cleunay (1954-1960). Elle devient l’un des plus gros constructeurs de HLM de l’Ouest de la France. Elle est éclatée en plusieurs sociétés en 1965. Le modeste patrimoine qu’elle a contribué à créer durant la première moitié du XXe siècle n’en demeure pas moins toujours présent à Rennes.

Johan VINCENT

 

 

 

 

 

1 DUMONT, Marie-Jeann, Le logement social à Paris, 1850-1930 ; Les habitations à bon marché, Liège, Mardaga éditeur, 1991, p. 14-16.

2 FROUARD, Hélène, « De la rue de l’Oasis au chemin de la Caille : un rêve pavillonnaire au début du XXe siècle », in VOLDMAN, Danièle (sous la dir. de), Désirs de toit ; Le logement entre désir et contrainte depuis la fin du XIXe siècle, Créaphis éditions, 2010, p. 33-52 et TOPALOV, Christian, Le logement en France : histoire d’une marchandise impossible, Paris, Presses de la Fondation nationale des Sciences politiques, 1987, p. 123.

3 LE HENAFF, François, Analyse de l’évolution de la commune de Rennes et du maintien d’une partie de celle-ci en zone rurale, Rennes, Éditions Ville de Rennes-Université de Haute-Bretagne, 1980, p. 13-15.

4 Archives municipales de Rennes, Délibération du conseil municipal, du 19 septembre 1919, cité par SABATIER, Benjamin, Les origines du logement social à Rennes ou le temps des habitations à bon marché, Rennes, Archives municipales de Rennes, 2006, p. 6.

5 IBARROLA, Jesus, Se loger au 20e siècle : le logement ouvrier à l’époque contemporaine, Grenoble, Cahiers du RHITM n°3, 1984, p. 52.