De la Kultur au Kapital ? Brève histoire de la naissance de l’Association républicaine des anciens combattants (1917-1923)
Parmi les associations d’anciens combattants, l’association républicaine des anciens combattants (ARAC) tient assurément une place particulière. Comptant parmi ses membres fondateurs Henri Barbusse, le célèbre auteur du Feu, lauréat du prix Goncourt 1916, et Paul Vaillant-Couturier, historiquement très proche du Parti communiste et bien implantée en Bretagne, cette association se révèle soucieuse de conserver et transmettre sa propre histoire et publie à l’occasion de son 90e anniversaire un intéressant recueil de textes, discours et témoignages qui constitue un utile outil de travail pour l’historien. Plus particulièrement, les souvenirs de Jean-Claude Alain, l’un des co-fondateurs de l’ARAC, interpellent en ce qu’ils permettent de souligner toute la subtilité d’analyse qu’impose un tel objet.
|
Carte postale. Collection particulière. |
Jean-Claude Alain débute son témoignage en évoquant les débats ayant conduit à l’adoption de la dénomination « Association républicaine des anciens combattants ». Sans rentrer dans les détails de ces discussions, rapportons juste ces propos, particulièrement éclairants :
« Vaillant-Couturier, Gaston Vidal et quelques autres eussent préféré qu’on supprime le qualificatif anciens, l’association devant, en fait, défendre les intérêts et exprimer l’opinion de tous les combattants. [Paul] Painlevé1 fit savoir qu’en pleine guerre une association de combattants risquait d’être dissoute et qu’il valait mieux donner à l’organisation projetée le caractère d’une association civile. »
La distinction est ici essentielle car non seulement elle n’est pas propre à l’ARAC mais, de surcroît, elle permet de comprendre les différences de « logiciel », de câblage intellectuel, existant entre les associations d’anciens combattants et l’institution militaire. En d’autres termes, il s’agit ici d’un groupement civil, constitué par des civils – quand bien même ceux-ci sont ou ont été amenés à porter l’uniforme du fait de la mobilisation – pour des civils et raisonnant en tant que tels. Cela est particulièrement évident lorsque Jean-Claude Alain explique l’immensité de la tâche qui attendait l’association à ses débuts :
« Tout était à organiser en ce domaine. […] Qu’il s’agisse de pensions, de soins, de travail ou de logement, tout traînait, le commandement ne s’intéressant plus aux combattants infirmes, ni aux ayants droit, considérés comme des non-valeurs. »
Or, sans vouloir nier la souffrance manifeste qui se cache derrière ces propos, force est néanmoins de constater que ces considérations, pour essentielles qu’elles sont, ne relèvent pas du giron du « commandement » dont la tâche est de conduire la guerre et, en conséquence, de s’assurer que les postes soient correctement pourvus. Peu importe qu’il soit blessé, mort, disparu ou prisonnier, un soldat comptabilisé dans les pertes ne rentre plus vraiment dans les préoccupations de l’institution militaire en ce qu’il n’est plus apte à combattre. Alors, certes, il y a les services de l’arrière et notamment les nombreux hôpitaux qui, sous commandement militaire, prennent en charge ces infirmes dans une perspective qui, du reste, n’est pas sans évoquer Clausewitz. Mais face à l’urgence et au nombre sans précédent de cas à traiter, il faut prendre d’autres mesures ce qui, là encore, prend du temps. C’est ainsi que le législateur est obligé d’intervenir dès 1915 en créant deux offices dédiés aux mutilés et aux orphelins et d’instaurer avec la loi du 31 mars 1919 un « droit à réparation ».
Dans le cadre de l’ARAC, la différence culturelle avec l’institution militaire est d’autant plus importante que certaines conceptions peuvent être différemment partagées. On sait ainsi que dans l’éthos de l’officier, l’autorité est la valeur cardinale. Dès lors, comment ceux-ci peuvent-ils réagir lorsqu’ils découvrent L’Ancien combattant antiguerrier, l’organe officiel de l’ARAC de la Loire qui affiche fièrement en une ce propos d’Ernest Renan : « Il est beau qu’un soldat désobéisse à des ordres criminels »2.
|
Groupe d'officiers. Collection particulière. |
Décidément marqué par l’œuvre du philosophe né à Tréguier, en Bretagne, ce journal publie dans son numéro daté du 20 novembre 1923 une autre phrase de l’auteur de l’Histoire des origines du Christianisme qui dit bien la subtilité du positionnement idéologique de l’ARAC : « La guerre est la source du privilège des grands et l’origine de tous les maux du peuple »3. On reconnaît bien ici la marque du pacifisme viscéral des milieux anciens combattants français et, plus particulièrement, le souci de la défense des « classes populaires » propre aux organisations proches du Parti communiste.
Mais, à l’image de l’essentiel de la gauche française, l’ARAC qui nait pendant la Première Guerre mondiale s’inscrit dès le début dans l’Union sacrée. C’est ce que rappelle sans équivoque Jean-Claude Alain en usant d’une formule qui dit bien l’évolution de la doctrine historiographique de l’association : « S’il restait nécessaire de continuer la guerre, il fallait du moins penser la paix, en parler, la préparer ». On mesure le chemin qui sépare un tel propos d’une autre citation attribuée à Ernest Renan – décidément ! – et mise en exergue en octobre 1923 sur la une de L’ancien combattant antiguerrier : « L’homme de guerre c’est notre maître… et notre maître est notre ennemi »4. Et comme si le verbe ne suffisait pas, la manchette du journal figure deux mains brisant un fusil et derrière lesquelles se trouve un soleil rehaussé des trois lettres « PAX ». Désormais, l’ennemi n’est plus tant la Kultur que le Kapital ce qui, incontestablement, doit être rapprochée d’une lecture léniniste de la Première Guerre mondiale perçue comme « stade suprême de l’impérialisme ».
Se félicitant de ce que le congrès de la CGTU qui se tient en novembre 1923 prévoit d’aborder les thèmes de « l’unité ouvrière, l’action contre la guerre et l’antimilitarisme », L’ancien combattant antiguerrier publie un article – signé par un certain Berthier – qui souligne le glissement qui s’opère en l’espace de cinq ans chez les militants de l’ARAC :
« C’est qu’en effet, au syndicat comme à l’ARAC il ne suffit plus d’afficher et de clamer sa haine du militarisme et de la guerre quand la bourgeoisie détient l’éducation, les moyens de production, de transport et les forces de coercition. Il ne suffit plus de sommeiller dans un beau rêve d’idéalisme puis de se réveiller comme en 1914, face à la vérité brutale, devant le fait accompli, les mains vides, condamné à reprendre l’infâme livrée – et à tuer – où à tomber stupidement sous les coups de ceux qui ont assumé la tâche de pourvoyeurs de geôles et de bagnes, quand ce n’est pas tout de suite la tombe ! »
Il n’est pas anodin qu’un tel texte soit publié à l’automne 1923, soit quelques mois après l’occupation par la France de la Ruhr. A cette occasion, le Comité central de l’ARAC publie en effet un communiqué dans lequel il analyse cette décision comme résultant du rapport de force entre les « magnats franco-allemands » et le « prolétariat allemand [qui] résiste à l’esclavage »5. Dans cette optique, l’Armée est nécessairement perçue de manière assez ambivalente puisque l’institution apparait aussi comme le bras armé de l’oppression des travailleurs. Précisons d’ailleurs que cette grille de lecture n’est pas neuve et qu’on en trouve la trace à maintes reprises autour des années 1900 où la troupe est appelée à intervenir dans les mouvements sociaux. Pour s’en convaincre, il n’est qu’à se rappeler pêle-mêle la grève des mineurs de Fourmies en 1891 ou la fusillade de Villeneuve-Saint-Georges en 1908, autant d’évènements ayant profondément marqué la culture ouvrière.
|
Carte postale. Collection particulière. |
Mais, l’Association républicaine des anciens combattants sait être pragmatique en ce qu’elle voit aussi en la caserne un lieu d’action et un vivier de recrutement. Sur ce point, là encore, elle s’inscrit dans la lignée du mouvement ouvrier de la Belle époque6. Jean-Claude Alain confirme d’ailleurs que la Première Guerre mondiale ne modifie en rien cette optique :
« Il ne suffisait pas de défendre les anciens combattants ; il fallait aussi que les combattants soient défendus, se sentent et se sachent préservés par leurs camarades retournés à la vie civile. Qu’il s’agisse de permissions, de remontée en ligne, de l’intendance, du courrier, du service de santé, l’incurie et les brimades étaient durement ressenties par les unités combattantes, et les mutineries n’ont jamais eu d’autre causes. »
Ces propos rappellent une caractéristique essentielle du mouvement ancien combattant : profondément pacifiste, son antimilitarisme est celui d’un refus de l’ordre militaire et de l’autoritarisme qui lui est associé. En aucun cas il ne saurait être confondu avec un antipatriotisme, comme le rappelle en 1919 Raymond Lefebvre, un des co-fondateurs de l’ARAC et par ailleurs ami d’enfance de Paul Vaillant-Couturier :
« Aimer la France me parait aussi normal que d’aimer ma mère ! […] Mais je crois qu’il peut y avoir au monde une France sans qu’il y ait d’armée. Et qu’on sert sa patrie en servant la cause du désarmement intégral, universel. »
Là est toute la complexité, et donc l’intérêt, d’un objet d’étude comme l’association républicaine des anciens combattants.
Erwan LE GALL
1 Alors ministre de la guerre. Sur ce homme aujourd’hui par bien des égards sortis des mémoires, on consultera avec profit à ANIZAN, Anne-Laure, Paul Painlevé, Science et politique de la Belle Epoque aux années trente, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012.
2 L’Ancien combattant antiguerrier, n°1, 20 octobre 1923, p. 1.
3 L’Ancien combattant antiguerrier, n°2, 20 novembre 1923, p. 1.
4 L’Ancien combattant antiguerrier, n°1, 20 octobre 1923, p. 1.
5 DOUSSIN, Georges (Textes choisis et présentés par), L’ARAC, 1917-2007…, op. cit., p. 26.
6 Sur ces questions, on se permettra de renvoyer à LE GALL, Erwan, « Le ralliement à la guerre de 1914 de deux figures de la gauche bretonne : digressions sur la notion d’antimilitarisme », En Envor, revue d’histoire contemporaine en Bretagne, n°5, hiver 2015, en ligne.
7 Cité in PROST, Antoine, Les Anciens combattants, Paris, Gallimard, 1977, p. 130-131. |