Rennes, la ville de rencontres de Paul Ricœur

Quiconque s’intéresse aux rapports entre Histoire et mémoire(s) connait la figure tutélaire de Paul Ricœur, immense intellectuel  qui, justement, s’est penché sur ces relations complexes dans un ouvrage aujourd’hui classique : La Mémoire, l’histoire, l’oubli1. Pourtant, rares sont ceux qui connaissent les forts liens qui unissent le philosophe et la Bretagne, et tout particulièrement à Rennes. C’est en effet dans le chef-lieu d’Ille-et-Vilaine que ce protestant originaire de la Drome passe son enfance, histoire personnelle aussi déracinée qu’emplie de souvenirs qui seront gravés ad vitam aeternam.

Paul Ricœur. University of Chicago.

Le jeune Paul Ricœur est en effet très jeune marqué par un double drame : la mort de sa mère, tout d’abord, quelques temps après sa naissance le 27 février 1913, puis celle de son père. Mobilisé en tant que sergent au 75e régiment d’infanterie, il est tué pendant l’offensive de Champagne de septembre 1915 – et non pas pendant la bataille de la Marne comme on peut le lire trop souvent, y compris sur le site de l’institution chargée de conserver et valoriser ses archives… Recueilli par ses grands-parents, il vit dans un foyer aimant, quoique décrit comme austère, et aisé : petit-fils du fondé de pouvoir du trésorier-payeur général d’Ille-et-Vilaine, l’enfant habite au 35, bd de Sévigné, dans un quartier bourgeois situé à proximité du célèbre parc du Thabor.

Mais si Rennes marque tant Paul Ricœur, c’est moins parce qu’il y reste jusqu’à 20 ans que par les découvertes qu’il y fait. Et la première, majeure, déterminante en ce qu’elle est la source d’une intarissable curiosité intellectuelle, est celle de la lecture. Très précoce et doté de facultés intellectuelles hors du commun, le jeune enfant est en permanence plongé dans les livres. Georges Guitton, qui en a dressé un remarquable portrait, rapporte même que « lorsque commence une nouvelle année scolaire, il a lu tous les livres conseillés par les enseignants » !2 Sans surprise, sa scolarité n’est qu’une succession de prix d’excellence. Mais, plus encore, ce qui le marque est la rencontre déterminante avec Roland Dalbiez, son professeur de philosophie au Lycée de Rennes qui assurément tient une place fondatrice dans son parcours : licencié ès-lettres de la faculté de la place Hoche en 1933, il se classe second à l’agrégation de philosophie en 1935. C’est à cette période qu’il quitte Rennes, pour enseigner d’abord à Saint-Brieuc puis à Colmar.

Mais le chef-lieu du département d’Ille-et-Vilaine demeure un point de départ essentiel pour Paul Ricœur tant les rencontres qu’il y fait sont déterminantes. Outre son maître Roland Dalbiez avec qui il reste en relation épistolaire jusqu’à la fin de sa vie, il y a Simone, amie d’enfance qui deviendra sa femme en 1935. Et puis il y a le hall de L’Ouest-Eclair, le grand quotidien breton dont les locaux se trouvent en plein centre-ville de Rennes, non loin du Lycée où il est élève, et qui à l’époque est un lieu de vie important dans la cité. Chaque soir, on y affiche en effet les dernières nouvelles – de même que des haut-parleurs annoncent les résultats de la loterie nationale ! – et l’adolescent prend alors conscience du monde dans lequel il vit tout en commençant à se forger une identité politique.

Là où tout a commencé pour Paul Ricœur.

Aussi, n’est-il pas faux d’affirmer que c’est bien à Rennes que Paul Ricœur nait intellectuellement, dans son rapport au monde et à la philosophie. Prisonnier de guerre en Allemagne pendant 5 ans, enseignant à l’université, d’abord à Strasbourg puis à Paris et même à Chicago, il n’en demeure pas moins un rennais de cœur. Aussi est-ce sans doute pourquoi trône aujourd’hui en plein cœur de la ville la Cité internationale Paul Ricœur, splendide bâtiment destiné à l’accueil des chercheurs étrangers venu travailler en Bretagne. Mais l’histoire ne dit pas ce qu’aurait pensé le philosophe de cette magnifique vitrine, arbre cachant une forêt universitaire beaucoup moins bien dotée, lui qui justement se bat dans les années 1960 pour la création de la faculté de Nanterre.

Erwan LE GALL

 

 

1 RICOEUR, Paul, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Seuil, 2000.

2 GUITTON, Georges, Rennes de Céline à Kundera, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016, p. 42-43.