Une autre affaire de fiches : recenser les instituteurs francs-maçons (1912)

A la fin du XIXe siècle, les lois Ferry tentent d’imposer un nouveau modèle scolaire : républicain et laïc. En Bretagne, l’opposition d’une partie des notables catholiques, prônant l’enseignement libre, entraîne localement de vives tensions, ce que rappelle parfaitement l’exemple de la commune de Missillac en Loire-Inférieure.

Carte postale. Collection particulière.

L’enjeu de cette guerre scolaire est de taille puisque, de la formation des enfants, dépendrait leur comportement futur en tant qu’électeur. C’est tout du moins ce qu’affirme en 1912 un éditorialiste catholique :

« L’instituteur laïc est aujourd’hui le maître de la République radicale et franc-maçonne. C’est lui qui forme la jeunesse et qui, depuis 30 ans, la pousse à la lutte contre les catholiques. »1

A travers ces quelques lignes, l’auteur désigne très clairement l’ennemi principal de la religion : le franc-maçon. Cette accusation s’inscrit dans la continuité de « l’Affaire des fiches » qui a profondément bouleversée l’opinion conservatrice au début du siècle. Entre 1900 et 1904, le ministère de la Guerre organise en effet un système de fiches dont l’objectif est de connaître les opinions politiques et religieuses des officiers. Lorsque le scandale éclate, la presse catholique se déchaîne contre les loges maçonniques accusées d’être à l’origine de ce fichage. En 1912, l’Association antimaçonnique de France réplique en utilisant les mêmes armes. Elle publie la liste de 4 000 francs-maçons qui exerceraient dans l’enseignement public. Les auteurs expliquent avoir mené un travail de recherches à partir de prétendus « rapports de congrès maçonniques » dont le contenu laisserait apparaître les réelles aspirations des instituteurs : « On ne détruira l’Eglise que par l’école »2.

La presse conservatrice bretonne profite de cette opportunité pour diffuser largement cet inventaire. Le Nouvelliste de Vannes s’excuse même de ne pas pouvoir fournir une liste exhaustive et prévient ses lecteurs que les francs-maçons sont « hélas » bien plus nombreux. Le journal assure sa bonne foi en s’engageant à rectifier toute « inexactitude ». Mais, en relayant des informations diffamatoires, il participe en réalité à une véritable guerre où tous les coups semblent autorisés. Par ces accusations publiques, la presse exhorte les parents à retirer leurs enfants des écoles concernées pour les remettre dans l’enseignement libre.

Il est malheureusement difficile de connaître le véritable écho d’une telle publication. En revanche, on remarque apparaître dans cette liste un certain nombre de personnalités locales dont l’engagement politique est préalablement condamné par les conservateurs. C’est le cas de Charles Laurent, adjoint au maire de Rennes, ou encore du Lorientais Louis Cren. Agé de 31 ans, ce dernier est alors l’un des responsables les plus actifs de la jeune fédération socialiste du Morbihan3. Suite à sa participation remarquée au Congrès de la fédération nationale des syndicats d’institutrices et d’instituteurs à Chambéry, quelques jours après la publication de la liste, il devient le symbole en France « de l’antimilitarisme supposé de cette profession », un « antipatriote » farouchement et régulièrement attaqué par la presse conservatrice4.

Carte postale satirique. Collection particulière.

Si ce recensement est en définitive faiblement utile à l’historien tant il paraît peu fiable – notamment en raison des écarts significatifs d’un département à l’autre –, sa diffusion permet en revanche de bien mesurer la virulence de la guerre scolaire au début du XXe siècle. En outre, la publication de cette liste nous offre un éclairage sur l’évolution des débats politiques dans la région. Ce n’est plus tant le modèle républicain qui est au cœur des accusations. Au contraire, il est désormais assez largement intériorisé, même dans un département réputé conservateur comme peut l’être le Morbihan mais dont le Conseil général bascule définitivement du côté de la République en 19135. C’est davantage la « République radicale », celle qui serait portée par les Francs-maçons, qui est fermement condamnée par les catholiques bretons. Celle-là même qui est à l’origine de la loi de Séparation votée en 1905.

Yves-Marie EVANNO

 

1 LA PERE, Martin, « Lettre du Laboureur », Le Nouvelliste de Vannes, 1er septembre 1912, p. 2.

2 « Les francs-maçons dans l’enseignement laïque », Le Nouvelliste de Vannes, 28 juillet 1912, p. 1.

3 BOUGEARD, Christian, « La SFIO en Bretagne (1918-1969) », in BOUGEARD (dir.), Un siècle de socialismes en Bretagne, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008, p. 69-82.

4 KERMOAL, Benoit, « Officier et socialiste : l’instituteur Louis Cren dans la Grande Guerre », Mission Centenaire, en ligne. Sur la question de l’antimilitarisme et de l’antipatriotisme d’un instituteur, on en reverra à LE GALL, Erwan, « Le ralliement à la guerre de 1914 de deux figures de la gauche bretonne : digressions sur la notion d’antimilitarisme », En Envor, Revue d’histoire contemporaine en Bretagne, n°5, hiver 2015, en ligne.

5 Sur ce point, voir par exemple ANDRE, Bernard, BIGORNE, Joël, FRELAUT, Bertrand, et LE BOUËDEC, Gérard, « Un long XXe siècle », in LE BOUËDEC, Gérard (dir.), Le Morbihan de la préhistoire à nos jours, Saint-Jean-d'Angély, Éditions Bordessoules, 1994, p. 292-294.