Une Entente pas si cordiale

Le 8 avril 1904, la France et le Royaume-Uni signent une série d’accords diplomatiques afin de sceller le principe d’une « Entente cordiale » qui ne porte pas encore son nom. Moins de six ans après la crise de Fachoda, la coopération entre Paris et Londres est d’autant plus symbolique qu’elle vient parachever un long processus de détente. Pourtant, en dépit de ses promesses, le « traité anglo-français » ne fait pas l’unanimité au sein de l’opinion, particulièrement en Bretagne où l’on craint qu’il ne mette un terme à l’activité des terre-neuvas.

Carte postale. Collection particulière.

Tout porte d’ailleurs à croire que peu de Bretons comprennent réellement la teneur des accords qui viennent d’être signés. Et pour cause, ces derniers permettent de résoudre de nombreuses différents coloniaux, aussi bien en Afrique qu’en Asie, à des milliers de kilomètres de la Bretagne. Néanmoins, bien qu’ils soient négociés dans le but d’être équitables, les traités sont vivement condamnés par une presse conservatrice qui n’a de cesse de critiquer l’action d’un gouvernement qu’elle estime illégitime car anticlérical. En France, certains journaux reprochent tout simplement au ministre des Affaires étrangères, Théophile Delcassé, de se jeter naïvement dans les bras de la Perfide Albion. Ainsi L’Arvor formule explicitement ses doutes en déclarant qu’il « serait bien extraordinaire » d’y gagner quoi que ce soit « quand on réfléchit que nous avons traité avec l’Angleterre »1. De l’autre côté de la Manche, on se méfie tout autant de la sournoiserie française. C’est le cas de la St James’s Gazette qui estime que le traité est en réalité « une cote mal taillée et [que] l’Angleterre donne plus qu’elle ne reçoit »2.

Mais en Bretagne, c’est surtout l’abandon du French Shore qui inquiète la presse. Depuis le traité d’Utrecht en 1713, les Français jouissent du monopole de la pêche à la morue – et au homard – sur 18.000 kilomètres de côtes au large de Terre-Neuve. Or, si l’île britannique ne possédait que 4 000 habitants au début du XVIIIe siècle, elle en compte 200 000 cent ans plus tard, principalement des pêcheurs. Dans ces conditions, La Dépêche de Brest rappelle que « l'exercice du monopole français commença à être entravé […] et il devint impossible de s’y opposer »3. En raison des tensions croissantes entre la population locale et les pêcheurs français, une mise à plat des réglementations devient nécessaire4.

Si le traité vient en réalité formaliser les arrangements concédés entre les deux nations depuis une vingtaine d’années, L’Ouest-Eclair ne peut s’empêcher de se demander si « notre intérêt de pêcheurs Saint-Pierrais ou Bretons n'a pas été sacrifié »5. De son côté, la section nantaise de la ligue maritime française alerte le gouvernement français sur le fait qu’il subsiste notamment une vieille clause interdisant « aux habitants de Terre-Neuve la vente de la boëtte aux morutiers français », ce qui pourrait constituer « des entraves presque absolues à la pêche à l’appât »6. Le Morbihannais est bien plus catégorique. Ayant révélé, quelques jours plus tôt, les grandes lignes du traité, il affirme que « la suppression du privilège entraînerait […] la ruine de nos pêcheries », craignant de surcroît que cela « ne tarirait la source de notre recrutement maritime »7. Poursuivant son œuvre de sensibilisation, le journal lorientais offre une tribune au vice-amiral Jules de Cuverville dans laquelle ce sénateur du Finistère regrette que le traité signé par le gouvernement républicain conduise à l’inévitable mise au chômage de près de « 9 000 marins »8.

Carte postale. Collection particulière.

En avril 1904, la presse bretonne n’envisage pas encore le rapprochement franco-britannique comme une alliance censée la protéger face à la menace de la Triplice. Bien au contraire. Obnubilée par les rivalités politiques franco-françaises, angoissée par la perfidie supposée de l’ennemi héréditaire, l’opinion publique bretonne accueille froidement une Entente Cordiale qu’elle célèbrera, pourtant, dix ans plus tard…

Yves-Marie EVANNO

 

 

 

 

1  « Le traité anglo-français », L’Arvor, 13 avril 1904, p. 2.

2 « L’accord franco-anglais », La Dépêche de Brest, 10 avril 1904, p. 1.

3 « L’arrangement franco-anglais », La Dépêche de Brest, 9 avril 1904, p. 1.

4 Sur ce point, voir par exemple BUTLER, Gary R., Histoire et traditions orales des franco-Acadiens de Terre-Neuve, Sillery, Septentrion, 1995.

5 « La question du French-Shore », L’Ouest-Eclair, 10 avril 1904, p. 1.

6 « Ligue maritime française », Le Phare de Bretagne, 11 mai 1904, p. 2.

7 « A Terre-Neuve », Le Morbihannais, 25 mars 1904, p. 1.

8 « L’abandon des droits de la France à Terre-neuve », Le Morbihannais, 6 mai 1904, p. 3.