La mémoire de la Grande Guerre et le suicide des agriculteurs

Il n’est un secret pour personne que l’agriculture, et l’agriculture bretonne en particulier, est en crise. Dans le sillage initié par Alexis Gourvennec, le syndicalisme agricole se fait de plus en plus prompt à « taper avec une certaine brutalité sur la table » et le « miracle breton » autrefois vanté par le Comité d'étude et de liaison des intérêts bretons (CELIB) ne paraît plus qu’un lointain souvenir. Aujourd’hui, la réalité est que, ne pouvant plus faire face à leurs dettes, des agriculteurs mettent fin à leurs jours. Bien entendu, il ne nous appartient pas de revenir sur cette situation dramatique, celle-ci échappant pour une très large part à notre domaine de compétence. Pour autant, une action symbolique menée en octobre 2015 n’est pas sans nous interpeller.

Lors de la manifestation organisée devant la basilique de Sainte-Anne d'Auray. Cliché Marc Ollivier / Ouest-France.

A l’initiative de Jacques Jeffredo, un maraîcher de Camors (Morbihan), 600 croix de polystyrène ont été déposées le 11 octobre 2015 sur le parvis de la basilique de Sainte-Anne d’Auray en hommage aux 600 agriculteurs qui, chaque année, se suicident. Spectaculaire, l’information a été relayée par de nombreux médias mais appelle néanmoins quelques commentaires. Le premier concerne la force du sentiment religieux dans cette partie de la Bretagne, et plus particulièrement du culte voué à Sainte-Anne. Et c’est ainsi devant 1 500 personnes que la messe célébrée pour l’occasion s’est déroulée, avec une homélie particulièrement remarquée de l’évêque de Vannes. Monseigneur Centène a ainsi déclaré, à en croire les propos rapportés par Isabelle Jégouzo dans les colonnes d’Ouest-France :

« Il n’y a pas que la guerre et les armes qui tuent. La loi du marché est bien plus dévastatrice. C’est un honneur pour l’homme de vivre de son travail et non de primes, de subventions et de délais de paiement. »

Encore une fois il ne nous appartient pas de nous prononcer sur la parole de cet éminent ecclésiastique, sauf à remarquer qu’elle coïncide parfaitement avec la doctrine actuellement professée par l’actuel titulaire du trône de Saint-Pierre, le pape François ayant récemment déclaré que « l'humanité doit renoncer à idolâtrer l'argent et doit replacer au centre la personne humaine, sa dignité, le bien commun, le futur des générations qui peupleront la Terre après nous ».

Pour autant, et cela a été beaucoup moins souligné par la presse, il nous semble que pour légitime qu’elle soit, cette manifestation de sensibilisation au drame que constitue le suicide des agriculteurs s’intègre aussi dans une actualité beaucoup moins immédiate, celle de la Première Guerre mondiale, et plus précisément de sa mémoire. En effet, Sainte-Anne d’Auray est indissociable du mémorial régional qui s’y trouve.1 Or, le journal La Croix rappelle que, pendant la cérémonie, un homme s’est écrié : « Pour les morts au champ d’honneur de la mondialisation ! ». D’ailleurs, Jacques Jeffredo souhaite ériger le 11 octobre, soit un mois tout juste avant le 11 novembre, en « journée de deuil national en mémoire des agriculteurs suicidés ».

Lors d'une procession devant le mémorial de la Grande Guerre à Sainte-Anne d'Auray. Carte postale. Collection particulière.

Mais là ne s’arrêtent pas les analogies avec la mémoire de la Grande Guerre. Le souvenir qui est véhiculé par le mémorial de Sainte-Anne d’Auray est en effet caractérisé par un phénomène dit « d’inflation des morts » qui, en Bretagne, se cristallise autour du chiffre de 240 000 victimes. Or non seulement celui-ci n’est pas propre à cette région, comme le rappelle l’exemple de la Corse, mais se retrouve dans la manifestation organisée par Jacques Jeffredo. En effet, à en croire le quotidien Le Monde, le chiffre de 600 suicides par an « représente plus du double des statistiques officielles ». Dans les deux cas, la mort, aussi dramatique qu’elle soit, intervient au même niveau dans l’argumentation : elle certifie une souffrance et vient légitimer la demande de reconnaissance, d’où une certaine propension à l’inflation.

Filmé pour le site internet de Ouest-France, Jacques Jeffredo expliquait que la manifestation de Sainte-Anne d'Auray était « une forme de reconnaissance et de réhabilitation pour ces gens qui ont donné leur vie, dans les difficultés et la misère ». Aussi, les « morts aux champ d’honneur de la mondialisation » scandés par cette voix anonyme seraient en quelque sorte « morts pour la France ». Pour surprenant qu’il soit de prime abord, un tel glissement sémantique n’est pourtant pas absurde puisque l’on a longtemps présenté l’agriculture comme l’un des fleurons économiques français. Surtout, il témoigne d’une forme particulièrement originale de porosité de la mémoire de la Grande Guerre, sorte de transfert du souvenir, qui dit bien la présence de ce conflit dans les consciences.

Erwan LE GALL

 

 

1 Sur l’histoire de ce mémorial, on renverra à l’excellent LE MOIGNE, Frédéric, « Le mémorial régional de la Grande Guerre à Sainte-Anne-d’Auray », Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest, 113-4, 2006, p. 49-76.