« L’homme le mieux tatoué du monde » à la conquête de la Bretagne

A la fin de l’hiver 1939, certains Bretons croisent, au tournant d’une rue, un étrange individu dont le visage porte « une suite indiscontinue de tatouages qui, recouvrant le front et, s’avançant en pointe entre les deux sourcils, descendaient le long des joues et cachaient les chairs du menton, à la manière d’un passe montagne, avant de s’enrouler autour du cou en arabesques folles »1. Beaucoup en sont convaincus : il ne peut s’agir que d’un « Indien ». Pourtant, l’homme qu’ils ont devant les yeux est bel et bien français. Il s’agit plus exactement d’Edmond Faucher, celui qu’Albert Londres avait surnommé, quelques années plus tôt, le « Gobelin vivant »2. Sous le pseudonyme de Richardo, il écume les salles de spectacle et de cinéma où il exhibe fièrement, durant l’entracte, ses œuvres3. Après avoir rencontré, dit-il, un franc succès en Amérique puis dans le nord de la France, le voilà à la conquête de la Bretagne.

Clichés de Richardo publiés par Le Nouvelliste du Morbihan. Archives départementales du Morbihan.

Il faut dire que l’apparence Richardo a de quoi interpeller les Bretons tant, dans les sociétés occidentales de l’entre-deux-guerres, les tatouages sont encore peu courants4. Dans l’imaginaire collectif de l’époque, ils sont même déconsidérés, associés à la marginalité et aux bas-fonds. Il en est tout autrement dans le cas d’Edmond Faucher. Son corps étant entièrement recouvert d’encre, il apparait, aux yeux du public, comme un véritable « phénomène ». A l’image de son concurrent britannique Horace Ridler, surnommé The Great Omi, Edmond Faucher utilise alors corps pour gagner sa vie5.

Tel un personnage, Richardo se met en scène. C’est tout du moins ce que suggère la présentation qu’il fait de lui-même au quotidien Le Nouvelliste du Morbihan6. L’homme, âgé de 52 ans, prétend qu’il aurait quitté la France une trentaine d’années auparavant. Cet ancien marin « bourlingua allègrement sur toutes les mers du globe » avant de se fixer, durant vingt ans, en Inde. C’est là qu’il rencontra un « artiste-peintre » –  dont il n’est d’ailleurs pas capable de dire le nom – qui promit de faire de lui « un phénomène unique au monde : l’homme tatoué depuis la plante des pieds jusque la racine des cheveux ». Le travail de l’artiste dure près de cinq années durant lesquelles Edmond Faucher va subir « le martyr des brûlures d’encre de Chine », souffrances qui le conduisirent à effectuer pas moins de « neuf séjours dans les hôpitaux, totalisant 26 mois de soins pour la détoxication des tissus ».

Pour faire valoir sa notoriété, Richardo ne manque pas de préciser qu’Albert Londres lui consacre un article au début des années 1920, tout en omettant de préciser les conditions de cette rencontre. Edmond Faucheux est alors au bagne où il purge une peine de vingt ans … Il ne serait donc pas celui qui a « bourlingué » à travers le monde avant de se décider à offrir son corps à l’art. De la même manière, il réinterprète l’article de l’illustre journaliste en affirmant que ce dernier aurait dit de lui que « sur toute sa personne, le tatouage, d’une finesse remarquable, le dispute aux tapisseries les plus célèbres »7. Mais, sur ce point, Le Nouvelliste du Morbihan confirme la qualité artistique de ses tatouages. On y voit le portrait de la « défunte impératrice Alix de Russie, assassinée par les bolchéviks en 1917 » ou encore celui du « Président Carnot ». Tout cela est, selon le quotidien lorientais, « un pur chef-d’œuvre ». 

Richardo photographié par Robert Doisneau. Musée Nicéphore Niépce.

C’est certains, les Bretons qui assistent aux exhibitions de Richardo ne sont pas déçus. Alors que la presse déplore « [l’]incorpor[ation] au Reich la Bohême et la Moravie », ce genre de moment de détente rappelle que les perspectives de guerre n’occupent pas la totalité de l’espace social. La vie continue et la société des loisirs aussi. « L’homme le mieux tatoué du monde » continue donc à se produire, en l’occurrence en Bretagne, apportant à la région une échappatoire à la tension du moment. Comme une sorte de soupape de sûreté venue des bas-fonds.

Yves-Marie EVANNO

 

 

 

 

 

 

1 « Richardo, l’homme le plus et le mieux tatoué du monde est dans nos murs », Le Nouvelliste du Morbihan, 16 mars 1939, p. 5.

2 « Dante n’avait rien vu », avait rien vu », Le Peuple, 17 octobre 1924, p. 1.

3 « L’homme le plus tatoué du monde n’ira pas en prison », Le grand Echo du Nord de la France, 7 février 1938, p. 2.

3 LE BRETON, David, Signes d’identités. Tatouages, piercings et autres marques corporelles, Paris, Editions Métailié, 2002, Chapitre 2 : les marques corporelles dans les société occidentales : histoire d’un malentendu »,  p. 23-62.

5 « Phénomènes ! Phénomènes !, Comœdia, 16 juin 1935, p. 1.

6 « Richardo, l’homme le plus et le mieux tatoué du monde est dans nos murs », Le Nouvelliste du Morbihan, 16 mars 1939, p. 5.

7 « L’homme le plus tatoué au monde veut être aussi l’homme le plus artistiquement tatoué », Le Petit journal, 14 février 1938, p. 5.