Régression ou évolution ? A propos de la décadence supposée de la langue française

Faisant le bilan d’une carrière professionnelle bien remplie, la correctrice Martine Rousseau estime que la langue française ne cesse de s’appauvrir « à cause de la sécheresse du vocabulaire, du rouleau compresseur de l’américain, de la paresse des gens, de l’instantanéité des médias qui ne cherchent plus de synonymes »1. Si le constat qu’elle dresse peut sembler inquiétant, il n’est finalement que le versant pessimiste d’un débat qui anime régulièrement les linguistes et, de manière plus large, les Français. Or, le moins que l’on puisse affirmer, c’est que cette discussion n’est pas récente. Imaginant le retour en France d’un expatrié de longue date, un hebdomadaire républicain breton s’empare déjà de la question en décembre 1929, estimant sans détour que la langue française est « une grande abandonnée »2.

Carte postale. Collection particulière.

La scène se déroule à Bordeaux à la fin de l’automne 1929. Alors que le monde s’enfonce dans une crise économique majeure, un paquebot arrive en provenance « d’Amérique ». Sur les quais, un homme accueille son oncle qui retrouve « sa terre natale » après 40 longues années d’absence. Peut-être un de ces nombreux Bretons partis, en quête d’une vie meilleure, s’établir à New-York ? Heureux, il confie à son neveu sa joie de réentendre « sa langue maternelle ». Mais son bonheur est toutefois de courte durée. Des « lambeaux de conversations frappent » subitement ses oreilles. Il entend, pêle-mêle, s’enchaîner des mots, expressions et abréviations qu’il ne comprend pas : « la BIT…. le World… la PDN…. 65e RI… je lui suis entré dans le chou… système D ». S’écartant un instant, il écoute plus particulièrement une discussion entre deux hommes. Le second répond au premier :

« Oui mon cher. Je vais à Nantes. Business are business (sic). To be or not to be. Le ministre du Commerce vient y présider un match de football et de handball. Un challenge d’as. Il faut que mon Kodak signale au passage les boy-scouts et les juniors, et note d’une façon pépère tous les rounds et les knock-out. »

Plus loin, l’homme observe deux filles en train de débattre sur les études qui leur permettront de « becqueter ».

Sous le choc, l’oncle reprend la conversation avec son neveu et s’emporte contre cet « affreux charabia ». Mais il n’est pas au bout de ses peines. Son interlocuteur lui révèle en effet que ce langage s’est également généralisé à l’écrit, aussi bien dans « les colonnes des journaux [qui] regorgent de ces expressions », que dans « les réclames », les « en-têtes des lettres commerciales », « les menus des restaurants », la « devanture des magasins », les « revues » et les « livres ». Le jeune homme rassure cependant son oncle en lui expliquant que la langue « s’enrichit » tous les jours grâce aux dialectes locaux et à l’argot. Il donne alors quelques exemples précis :

« On ne dit plus un enfant mais un gosse, on ne dit plus une petite fille mais une môme. Un pantalon s’appelle un falzar, une liquette ou un culbutant. Une jambe est une guibole. »

Carte postale. Collection particulière.

Ces quelques mots ne parviennent pas à réconforter l’oncle. La situation s’empire lorsque le neveu lui révèle que l’on parle mieux le français dans les pays germaniques qu’en France, s’appuyant sur une de ses propres anecdotes personnelles selon laquelle, « pendant la guerre », il a eu « sous [ses] ordres des prisonniers autrichiens qui parlaient notre langue plus correctement que la plupart de nos sentinelles ». Percevant là l’ultime preuve de la décadence de la civilisation française face à son pire ennemi, l’oncle entre dans une véritable colère. Il se demande alors s’il n’y a pas, en France, « un ministre à poigne qui prescrirait un enseignement éducatif du français dans toutes les écoles, un enseignement qui, s’il était bien donné, ferait merveille […] ? ». Un siècle plus tard, cette discussion, aussi fictive soit-elle, frappe par son intemporalité. Au point de nous faire relativiser sur la dégradation supposée de notre langue ?

Yves-Marie EVANNO

 

 

 

 

1 « Notre vocabulaire s’appauvrit, c’est une catastrophe », lefigaro.fr, 25 octobre 2016, en ligne.

2 « Une grande abandonnée : la langue française », Le Progrès du Morbihan, 1er décembre 1929, p. 1.