Roger Salengro, Louis L’Hévéder et les spadassins modernes

On se rappelle de François Mitterrand déclarant lors des obsèques de son ex-premier ministre Pierre Bérégovoy que « toutes les explications du monde ne justifieront pas que l'on ait pu livrer aux chiens l'honneur d'un homme et finalement sa vie au prix d'un double manquement de ses accusateurs aux lois fondamentales de notre République, celles qui protègent la dignité et la liberté de chacun d'entre nous ». Superbe et glaçante, cette phrase aurait pu venir sous la plume de Louis L’Hévéder lorsque ce député du Morbihan évoque, dans l’éditorial qu’il publie le 21 novembre 1936 dans l’organe de la fédération socialiste de son département, la mort de Roger Salengro1.

A Lille, en 1934, Roger Salengro, au centre avec les fleurs, lors d'une manifestation. Album souvenir (extrait). Collection particulière.

Disciple de Jules Guesde, Roger Salengro est caractéristique du ralliement des socialistes – doctrine par nature internationaliste – à l’effort de guerre en 1914. Bien que foncièrement antimilitariste durant la Belle époque, et inscrit au carnet B par les autorités, il bascule en quelques heures sur la base d’un patriotisme défensif et est incorporé au 33e RI d’Arras, unité fort connue puisque s’y côtoient au début des années 1910 Philippe Pétain et Charles de Gaulle. Parti rapidement au front puis évacué pour maladie, il revient en première ligne avant d’être fait prisonnier le 7 octobre 1915. Interné dans un camp de représailles du fait de son refus de travail, Roger Salengro souffre rapidement de problèmes de santé et est rapatrié via la Suisse pour raisons sanitaires. Soupçonné de désertion, il est traduit devant un Conseil de guerre qui le blanchit, une procédure qui n’a alors rien d’exceptionnel mais qui dit bien tous les soupçons et le mépris qui entoure alors la captivité.

Là est pourtant l’os que ne cesseront de ronger ses adversaires politiques, ce avec d’autant plus d’appétit que la carrière de Roger Salengro est fulgurante : maire de Lille en 1925, député en 1928, ministre de l’Intérieur en 1936 dans le gouvernement de Front populaire. Nommé à un poste stratégique du gouvernement de Léon Blum, Les vieilles accusations ne tardent pas à ressortir et une commission parlementaire, présidée par le général Gamelin, est même réunie le 13 novembre 1936. Là encore les conclusions sont les mêmes et Roger Salengro est innocenté, ce qui n’empêche pas L’Action française d’affirmer que « il y a encore une affaire Salengro »2. C’est cette campagne, par ailleurs abondamment relayée par Gringoire, qui le conduit, le 17 novembre 1936, à mettre fin à ses jours.

Revenant sur la mort de Roger Salengro, Louis L’Hévéder ne s’en prend pas aux « chiens » mais à « la calomnie imbécile et lâche dont le poison subtil constitue pour certains adversaires dénués de scrupules l’arme habituelle ». Il accuse les « spadassins modernes pour qui la plume trempée dans le venin ou dans le vitriol a remplacé les poignards des sbires de Venise » puis assène, définitif, que « les assassins à gages de la presse de chantage, à la solde d’Hitler, ont fait le reste ; l’assassin de Jaurès avait utilisé le revolver, ils ont pensé que la calomnie, tout en étant plus implacable, car le revolver peut manquer son homme, leur assurait l’impunité ».

A Bruay, non loin de Béthune, monument en mémoire de Roger Salengro. Carte postale. Collection particulière.

La mort de Roger Salengro est un événement riche de significations pour l’historien. Bien évidemment, ce drame témoigne de la violence du théâtre politique dans les années 1930 mais également, sans doute, de la fragilité d’un homme exténué par une vie de combats, la charge exténuante de Ministre de l’Intérieur – il y est remplacé par Marx Dormoy – et la perte 18 mois auparavant d’une épouse aimée. Mais, plus encore, le parallèle fait entre la mort de Jean Jaurès et Roger Salengro par Louis L’Hévéder montre combien reste présente en 1936 l’ombre portée de la Première Guerre mondiale. Mieux, malgré le pacifisme parfois viscéral porté par les anciens combattants, l’affaire Salengro montre que la défense de la patrie demeure une vertu cardinale pour l’opinion, qu’elle soit de gauche ou de droite. En cela réside certainement un des ressorts de l’entrée en guerre en 19393.

Erwan LE GALL

 

 

 

1 « Joies et deuil », Le Rappel du Morbihan, 25e année, n°815, 21 novembre 1936, p. 1.

2 L’Action française, 29e année, n°319, 14 novembre 1936, p. 1.

3 Pour une plus ample analyse on se permettra de renvoyer à LE GALL, Erwan, « Unis comme au front (populaire) ? Les anciens combattants d’Ille-et-Vilaine et le scrutin du printemps 1936 », In LE GALL, Erwan et PRIGENT, François (dir.), C’était 1936. Le Front populaire vu de Bretagne, Rennes, Goater, 2016, p. 254-281.