Saint-Georges, saint patron des nageurs rennais ?

« Il est étonnant, parait-il, qu’une ville comme Rennes n’ait ni vélodrome, ni piscine » signalait, dans une pétition publiée par L’Ouest-Eclair, en juillet 1923, un « groupe de ménagères ». Pétition de sportives en mal d’activités ? Certes pas. Les dites ménagères s’étonnaient en effet du fait que « si nous en croyons les on-dit, les Rennais auront bientôt leur piscine » et « pourront ainsi donc se rafraichir… extérieurement », ce qui « par un temps de forte chaleur, […] est appréciable », pour mieux regretter surtout qu’il « en est quelques-uns qui voudraient bien, en attendant, se rafraîchir intérieurement » : « ce sont les buveurs de bière », une boisson « introuvable dans notre ville » hors des cafés précisaient les signataires. On le voit, indirectement au moins : la question de la construction d’une piscine à Rennes dépasse et de beaucoup le seul terrain sportif au cours des années 1920, l’édifice devant en quelque sorte venir parachever l’œuvre d’un maire-bâtisseur, Jean Janvier, aux affaires depuis 1908, alors même que la ville traverse des difficultés économiques et financières.

Carte postale. Collection particulière.

Dans ces conditions, opposants et défenseurs du projet font de chaque événement un prétexte à évoquer le sujet, prenant à témoin une opinion publique qui en fait elle aussi – comme on le voit dans l’affaire de la bière – un argument dans des débats souvent sans grand rapport avec les activités aquatiques.    

Un nouvel équipement sportif dans une ville sportive

La pratique du sport a pris une réelle ampleur à Rennes – comme ailleurs en France – à partir des années 1900-1910 : la Société de gymnastique, d’instruction militaire et de musique de La Tour d’Auvergne date ainsi de 1900, la section sportive des Cadets de Bretagne de 1902, tandis que le Cercle Paul Bert vient offrir un pendant laïc aux patronages catholiques à partir de 1905, voisinant dès cette date avec le Stade rennais (créé en 1901) ou le Football club rennais, datant lui de 1904, ces deux clubs associant d’ailleurs au football des sections de rugby, de course à pied ou de hockey1.

Les activités nautiques restent peu représentées encore. Certes, la Société des régates rennaises, fondée en 1867, est le plus ancien des clubs sportifs de la ville et a su se tailler une solide réputation bien au-delà des limites de la région. Mais la natation ou le water-polo semblent délaissés, faute d’équipements adaptés à leur pratique, au contraire de ce qu’offrent déjà d’autres villes, parfois moins importantes : ainsi de Brest par exemple.

La question du développement des activités nautiques se pose d’ailleurs avec d’autant plus d’acuité que Rennes est une grande ville de garnison et que l’on commence à évoquer l’instruction des troupes en ce domaine. Surtout, même s’il n’y a pas d’équipements sportifs adaptés, les Rennais ne se privent pas pour pratiquer la natation – ou pour le moins se baigner –, tout particulièrement dans la Vilaine. Les accidents ne sont pas rares, et il n’y a pas une année où l’on ne repêche pas de noyés – plus d’une demi-douzaine parfois – dans la rivière. En 1915 par exemple, L’Ouest-Eclair signale, en août, la mort accidentelle d’un soldat, tombé dans la Vilaine au cours d’une partie de pêche, incapable de revenir sur la berge. Mi-septembre, le journal signalait la noyade d’un jeune homme de 18 ans, « qui était allé se baigner avec un de ses camarades du même âge derrière l’asile Saint-Méen », l’un des lieux préférés des Rennais pour profiter des eaux de la rivière. « Vraiment, la baignade du Gué-de-Baud joue de malheur depuis quelques temps » précisait le quotidien. « Il y a deux mois à peine, nous avons eu à signaler une noyade en ce lieu », rappelait-il, indiquant ainsi qu’au moins trois personnes étaient ainsi mortes noyées en l’espace de quelques semaines.     

La mise en place de structures adaptées à l’apprentissage et à la pratique de la natation semblait dès lors s’imposer. La Grande Guerre vint sans doute retarder les projets de Jean Janvier qui, au lendemain du conflit, lance les démarches devant aboutir à la construction d’une piscine.

Le Gué-de-Baud ou le centre-ville ?

L’une des premières questions auxquelles se trouve confrontée la municipalité est celle de l’emplacement du futur établissement. Un temps, il est question de l’installer rue Alphonse-Guérin, à l’est de la ville, non loin de la Vilaine donc et de là où les Rennais ont pris l’habitude de se baigner.

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La piscine ne serait en fait ici qu’un élément parmi d’autres dans le cadre de ce que Jean Janvier qualifie, dans ses Souvenirs, de « stade municipal d’éducation physique »2 – le terme « éducation » prenant ici tout son sens. La demande en avait été formulée en pleine guerre, en 1917, par les associations sportives rennaises. Elle rejoint au sortir du conflit les ambitions de la municipalité, pour qui ce « stade municipal d’éducation physique répond à une besoin réel dans le domaine de l’hygiène sociale » : à la piscine, doivent ainsi être associés une « pelouse de football », une « piste de course à pied », des terrains de tennis, des tribunes couvertes pouvant accueillir 6 000 personnes, le stade se transformant « en vaste camp de vacances où les milliers d’enfants de nos écoles municipales viendront s’ébattre et jouer en liberté » durant l’été. « Peu éloigné du centre ville, très voisin de faubourgs populeux et de nombreuses usines », le lieu envisagé semble idéal. 

L’incendie de la caserne Saint-Georges, en août 1921, libère cependant de manière totalement inattendue des terrains en plein cœur de la ville. L’armée ne souhaitant guère investir dans la rénovation des bâtiments alors même que la municipalité entend ne pas laisser à l’abandon, à deux pas du centre, un tel terrain, celle-ci en fait l’acquisition auprès de l’Etat, tout en réfléchissant à l’affectation à donner aux bâtiments de l’ancienne abbaye : une caserne de pompiers viendra ainsi compléter le projet de piscine de l’architecte de la ville, Emmanuel Le Ray.

Trois années de travaux

C’est en effet à celui à qui l’on doit déjà les halles centrales et l’achèvement du vaste chantier du palais du Commerce, lancé par son prédécesseur Martenot, que le projet a logiquement été confié. Emmanuel Le Ray, architecte de la ville de Rennes depuis 1894, sort tout juste d’une autre tâche, tout aussi importante, celle de l’édification du Panthéon rennais, dans l’aile nord de l’hôtel-de-ville, lorsqu’il se voit confier la construction d’une piscine et de bains-douches municipaux qui doivent compléter ceux – privés – du boulevard de Sébastopol.
Les plans établis par Le Ray apparaissent, avec le recul, très classiques : un vaste vestibule constituant un avant-corps saillant permet d’accéder à un bassin rectangulaire que bordent des rangées de cabines qui, aujourd’hui encore, font tout le charme Art-Déco de la piscine Saint-Georges. L’originalité tient sans doute avant tout au décor de l’ensemble, et à l’apport des mosaïques d’Odorico.

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Le projet est adopté en octobre 1922 par le conseil municipal, malgré les protestations de certains en raison des coûts estimés, alors que la construction des halles, lancée en 1912,  vient tout juste d’aboutir avec d’importants surcoûts. Un premier emprunt est contracté en décembre suivant pour la restauration du palais Saint-Georges : 5 300 000 francs sont prévus, dont 1 000 000 pour la seule piscine, construite à l’emplacement de l’ancienne église de l’abbaye – une « cathédrale laïque » se substituant à un édifice religieux ainsi que l’écrit Jean-Yves Andrieux3. Le coût du projet sera dès lors au cœur de toutes les polémiques, plus encore durant la phase de travaux, de 1924 à 1926. 

Quand L’Ouest-Eclair tente de torpiller une piscine

« Jamais sans doute une question d’eau n’a fait couler autant d’encre » note avec malice Georges Dottin, élu proche de Jean Janvier, par ailleurs doyen de la Faculté des lettres, lors de la séance du conseil municipal du 29 décembre 1922. Dès février 1922 en effet, L’Ouest Eclair, le grand quotidien rennais, opposé à la politique de Janvier, s’est lancé dans une croisade anti-piscine.

Les articles assassins se multiplient alors, quatre années durant, contre le projet jugé inutile et dispendieux. Le journal organise même un « sondage » auprès de ses lecteurs qui, par 9 500 voix contre 450, se prononcent contre la future construction. Chaque problème rencontré par les Rennais est dès lors ramené à la question de la piscine : la vente de la bière à l’été 1923, nous l’avons vu ; mais un certain « Hans Enlisant » avait publié une tribune en janvier de la même année pour dénoncer la saleté des rues de la ville. « Notre dévoué maire, M. Janvier, qui parle de faire construire une piscine, se rendra facilement compte de l’inutilité de ce bâtiment lorsqu’il sera venu faire un petit tour [rue Alphonse-Guérin] avec un vulgaire caleçon de bain » suggère-t-il. En avril 1923, L’Ouest-Eclair prend à témoin les « contribuables », après que le conseil municipal a repoussé un projet d’ « habitations à bon marché » : « cela ne presse pas » explique-t-il avec ironie, « la piscine, en revanche, s’impose… ». En juin 1926 encore, à quelques jours de l’ouverture de l’établissement, le quotidien parle du « cadeau somptueux qu’une municipalité généreuse nous a… obligés de nous faire à nous-mêmes ».

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Rien n’y a fait : le projet est mené à bien, malgré la mort de Jean Janvier en octobre 1923. Aux attaques répétées, la municipalité a opposé sa détermination… et l’humour de Georges Dottin : « il y a des gens qui aiment à se laver et à nager, il y en a qui n’aiment ni l’un ni l’autre » se moquait-il en décembre 1922, avant de conclure : « c’est une affaire de goût, de sport et d’hygiène. Les premiers semblent par nature plus intéressants que les seconds »…    

Une inauguration en grande pompe

Les polémiques ne prennent pas totalement fin avec l’achèvement du chantier d’ailleurs. De manière significative, dans son édition du 4 juillet 1926, L’Ouest-Eclair consacre trois lignes à l’annonce de l’inauguration de la piscine, programmée le jour même, 10 fois moins qu’au concours de pêche – une autre histoire d’eau…– organisé par les Pêcheurs rennais ! Quant au compte-rendu publié le lendemain, il  ironise sur le fait que « la piscine municipale et le Palais Saint-Georges [aient] été noyés […] sous les flots de l’éloquence officielle »4… Tout dans l’article est ramené au coût de l’édifice : du discours du maire, M. Bahon, le quotidien ne retient ou presque que le fait que la piscine « a coûté beaucoup de peine, beaucoup d’études, beaucoup d’efforts et aussi… beaucoup d’argent ». Même chose en ce qui concerne les propos du représentant du ministre du Travail, notant il est vrai le trait d’humour du haut-fonctionnaire : « Vous avez fait mentir, dit-il en s’adressant au conseil municipal, le vieux dicton qui prétend que “où il y a de l’hygiène, il n’y a pas de plaisirs”. Votre piscine est une véritable merveille où l’art, l’hygiène, le sport et les plaisirs se trouvent réunis ». Le journal insiste cependant sur le fait que le représentant du ministre, s’il a dument rendu hommage à Jean Janvier, aux architectes, aux entrepreneurs, aux ouvriers, a cependant « oublié les contribuables »…

Dans son édition du 28 juin précédent, L’Ouest-Eclair ne pouvait faire autrement que de reconnaître le succès de la première compétition organisée à la piscine Saint-Georges par le comité de Bretagne de natation, devant un « public assez nombreux » : « on ne peut le nier » concédait le journaliste, presque à regret5. Les compétitions allaient dès lors se succéder, natation mais aussi plongeon, sauvetage ou water-polo. Dès 1927 d’ailleurs, ce sont les championnats de France qu’accueille le nouveau bassin.

Mais si, dès l’origine, la location de la piscine à des sociétés sportives est prévue – et il y a, entre autres, deux clubs de natation à Rennes en 1926 –, c’est à une pratique plus large que celle du seul sport de compétition que l’établissement est bien entendu voué. Dans le règlement publié en juin 1926, le jeudi est, en toute logique, réservé aux « enfants des écoles » de 8 à 13 ans, « sous la conduite d’un maître ou d’une maîtresse ». La piscine est fermée au public le lundi – aujourd’hui encore… –, mais bénéficie d’horaires étendus le reste de la semaine, du mardi matin 9h30 au dimanche à midi. Des créneaux sont cependant réservés pour certains aux seuls hommes, aux femmes pour d’autres – les mardis et jeudis après-midi, le 4e dimanche de chaque mois –, dans une société où la mixité de certaines pratiques sportives – voire les pratiques sportives féminines de manière plus générale – pose encore problème.

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On le voit : sans même parler de la longueur de son bassin, 33 mètres fort inhabituels qui troublent bien des néophytes, la piscine Saint-Georges et son architecture si particulière offrent nombre de pistes de réflexion au chercheur ou à l’amateur qui, selon son humeur, pourra se faire historien des politiques publiques, historien du sport, historien du genre ou historien de l’art.

Cent ans après son inauguration, et quelques mois après son classement, le monument est devenu un incontournable du paysage du centre de Rennes, s’ouvrant à des publics de plus en plus variés – jusqu’à accueillir l’une des soirées des Bars en trans –, mais dont on pourra aussi regretter qu’il soit fermé chaque été… au moment où les touristes affluent.

Yann LAGADEC en partenariat avec Rennes natation

 

 

1 En 1922, au moment de la réception organisée pour le lancement du projet de stade municipal, Jean Janvier signale la présence des associations sportives suivantes : l’Arsenal sports, l’Athlétic-Club rennais, l’Association sportive des cheminots, le Club sportif rennais, l’Union sportive gazière, l’Association sportive des PTT, le Stade rennais université club, la Rennaise, les Vigilants, le Cercle Paul-Bert, les Cadets de Bretagne, la Tour d’Auvergne, la Société de tir Duguesclin, le Vélo-cycle rennais, le Boxing-club rennais… 

2 ANDRIEUX, Jean-Yves et LAURENT, Catherine (éd.), Quelques souvenirs. Jean Janvier, maire de Rennes, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2000, p. 271-273.

3 Ibid., p. 270.

4 « L’inauguration officielle de la piscine municipale et du Palais Saint-Georges », L’Ouest-Eclair, 27e année, n°9023,  5 juillet 1926, p. 4.

5 « La réunion du Comité de Bretagne de natation à la piscine de Rennes », L’Ouest-Eclair, 27e année, n°90106, 28 juin 1926, p. 7.