L’Art de la guerre

Quoi de plus naturel que les photographies prises lors de la Première Guerre mondiale par Marcel Chatenay, un commerçant de Doué-la-Fontaine (Maine-et-Loire) ayant fait fortune dans le négoce du vin, soient exposées dans une galerie de l’une des plus prestigieuses maisons de pétillant de Saumur ? Ce choix semble d’autant plus indiscutable que cette collection est d’un grand intérêt pour qui s’intéresse à la Première Guerre mondiale. Pourtant, à y regarder de plus près, il y a là une démarche qui interroge.

A l’instar de nombreux autres photographes amateurs, le conflit qu’immortalise Marcel Chatenay sur ses plaques de verre est au final peu violent. Les temps de pose et les conditions même du combat ne permettent pas à l’opérateur de saisir les assauts et l’on se rappelle d’ailleurs que dans les témoignages picturaux laissés par le rennais Charles Oberthür, les aquarelles sonnent bien des fois plus vraies que les photographies. Chez Marcel Chatenay, les seuls corps étendus sur le sol sont ceux d’hommes exténués, dormant dans un cantonnement de repos en Flandres, à l’automne 1914. La mort est comme hors-champs, seulement suggérée par les photographies de bâtiments en ruines, tout particulièrement d’églises. Seules quelques croix de bois saisies sur divers champs de bataille rappellent que la guerre tue. Comme bien souvent, l’ennemi n’est visible que captif.

Brancardier au milieu des ruines d'un corps d'habitation, sans date (détail). Arch. Mun. Saumur: 52 Fi 172.

La guerre que nous laisse à voir Marcel Chatenay est au final particulièrement trompeuse. Ainsi ce cliché, pris dans une rue d’un village flamand à la fin 1914, intitulé « rencontre avec la population » : sans aller jusqu’à sourire devant l’objectif, les deux poilus, les deux enfants et le vieil homme composent une puissante allégorie de l’Union sacrée entre le front et l’arrière, tableau qui contraste avec ce que l’on peut lire dans bien des témoignages combattants. De même, la guerre que montre Marcel Chantenay est avant tout celle des cantonnements de repos, des déjeuners entre copains, de la lessive de l’escouade, de la messe en plein air, bref d’une vie collective d’où la violence est, au final, bien peu présente.

Cette impression est d’ailleurs favorisée par la superbe et minimaliste mise en scène de l’exposition : les clichés en noir et blanc sont simplement accrochés dans une immense salle blanche. Seuls les verres bleus et rouges des lunettes 3D que l’on nous donne à l’entrée apportent un peu de couleur et nous rappellent, de surcroît, que les photographies de Marcel Chatenay sont stéréoscopiques, c’est-à-dire qu’elles peuvent être vues en relief. Mais l’impression qui domine est avant tout celle de la beauté : beauté des compositions réalisées par un photographe de talent et beauté des sujets immortalisés, comme cette magnifique colonne de cavaliers de l’Armée des Indes.

Un accrochage d'une grande sobriété qui contribue à la réussite visuelle de l'exposition. Cliché: E. Le Gall.

Et c'est d’ailleurs à ce propos que cette exposition pose problème : dans son esthétisation du conflit. Le parti des commissaires est en effet de montrer aux visiteurs de magnifiques images, démarche tout à fait légitime au regard des qualités esthétiques des clichés sélectionnés. Et il n’est sans doute pas anodin que cette superbe exposition ait lieu au sein d’un Centre d’art contemporain. Pour autant, en immortalisant sur plaque de verre son expérience combattante, il n’est pas certain que Marcel Chatenay souhaite, malgré tout le talent dont il fait incontestablement montre, s’inscrire dans une démarche artistique. Au-delà du risque d’esthétisation du conflit, que nous pressentions en décembre dernier à l’annonce de l’exposition, c’est donc le danger d’une mésinterprétation de l’archive qui se fait jour. Car si les poilus témoignent, que cela soit par la plume ou l’objectif, c’est le plus souvent pour dénoncer la guerre, et non la magnifier. Certes Barbusse, Vercel, Remarque, Dorgelès et Johannsen sont de superbes écrivains. Pour autant, leur prose ne saurait être considérée au travers du seul prisme de leurs qualités esthétiques : cela serait bien évidemment passer à côté du message que veulent délivrer ces grands écrivains combattants. Une réflexion qu’il n’est sans doute pas inutile d'avoir à propos de Marcel Chatenay mais qui, par ailleurs, n’enlève rien aux indéniables qualités d’une exposition que l’on ne saurait manquer sous aucun prétexte.

Erwan LE GALL

 

Regards d'un poilu, Centre d'art contemporain Bouvet Ladubay, Saumur. Entrée libre du mardi au dimanche, 14h-18h. Jusqu'au 9 octobre 2014.