Une non-histoire de la Voie de la Liberté

Pourquoi donc prendre le temps d’aller visiter dans un centre d’archives une exposition qui, contrairement à ce qu’on pourrait de prime abord croire, n’est pas une exposition d’histoire? Mise en image de la Voie de la Liberté, gigantesque mais méconnu lieu de mémoire reliant Sainte-Mère-Eglise et Utah Beach d’une part à d’autre part Bastogne, en Belgique, pour perpétuer le souvenir de l’armée Patton, la sélection de photographies de Bruno Elisabeth que présente actuellement à Rennes le Conseil départemental, dans les locaux des archives, n’en demeure pas moins particulièrement stimulante.

Une exposition visibles dans les locaux des Archives départementales d'Ille-et-Vilaine, à Rennes.

Le propre de cette exposition est de montrer la réalité telle qu’elle est, aujourd’hui. Epurée, dépouillée et caractérisée par une lumière très blanche, quasi-chirurgicale, la scénographie est d’une incontestable froideur. Mais celle-ci n’est pas qu’un artifice visant à mettre – efficacement du reste – en valeur les clichés de l’artiste, ce en conformité avec les codes du moment qui survalorisent une esthétique dépouillée et quasi métallique. Elle permet de souligner la réalité d’un lieu de mémoire tellement ancré dans l'espace que plus personne ne le voit : les bornes sont mangées par les herbes, bousculées par les panneaux publicitaires ou le développement de l’urbanisme, bref par l’histoire qui, qu’on le veuille ou non, continue.

Les bornes de la Voie de la Liberté sont aujourd’hui d’autant plus imperceptibles que plus personne ou presque ne sait aujourd’hui les lire. D’ailleurs, ce n’est pas cette exposition qui aidera le lecteur à mieux connaître cette construction mémorielle, sorte de lointain descendant des bornes de la Voie sacrée commercialisées après la Première Guerre mondiale. Le visiteur ne saura rien de cette initiative que l’on doit à un maire d’une petite commune des environs de Chartres, en Eure-et-Loir, Guy de la Vasselais. Certes, quelques objets sont présentés mais rien n’est dit des difficultés rencontrées par les promoteurs de cette œuvre mémorielle, notamment au point de vue financier. Cela est d’autant plus frustrant que plusieurs modèles de bornes sont présentés dans l’exposition, une ancienne en pierre et une plus moderne, et surtout moins chère !, en plastique. La confrontation avec certains documents d’archives qui montrent combien une ville comme Rennes, confrontée aux difficultés de l’après-guerre,  se fait tirer l’oreille pour participer financièrement à ce projet auquel elle peut difficilement se soustraire aurait sans doute été profitable.

De même, les quelques supports de communication – borne en faïence de Quimper, cartes et guides touristiques – présentés dans l’exposition n’informent pas sur la dialectique entre mise en valeur des territoires et promotion du souvenir, problématique que les études sur le tourisme de mémoire travaillent en profondeur. De même, il n’est rien dit du « kitsch de guerre », concept si cher à l’historien G. Mosse1, et dont la Voie de la Liberté semble, par bien des égards, une parfaite incarnation. On peut bien évidemment regretter toutes ces occasions manquées, mais là n’est assurément pas le propos de Bruno Elisabeth.

Une exposition visible jusqu'au 13 décembre 2017. Cliché: E. Le Gall.

Car ce que montre l’artiste, en définitive, avec ses photographies, c’est précisément l’antithèse du travail de l’historien. Ce qu’il fixe sur la pellicule c’est en effet la déperdition du souvenir, l’amnésie progressive. Or on ne dira jamais combien cette démarche est importante à une époque où la formule du « devoir de mémoire », prêt à penser devenu vide de sens tant il est depuis les années 1980 ressorti à la moindre occasion, sature les discours. C’est d’ailleurs bien cela que montre l’exposition de Bruno Elisabeth : le décalage entre les paroles et les actes, entre les discours et les pratiques. En cela elle constitue une fascinante, stimulante mais aussi, pourquoi le nier ?, déprimante mise en abîme.

Erwan LE GALL

 

 

1 Ce concept est notamment développé dans MOSSE, George Lachmann, De la Grande Guerre au totalitarisme, la brutalisation des sociétés européennes, Paris, Hachette, 1999.