1914 pour les nuls ?

En cette année de véritable déferlement éditorial lié au centenaire de la Première Guerre mondiale, certains se demanderont peut-être ce que peut apporter un ouvrage décrivant par le menu l’année 19141. Et l’on peut ajouter sans risque d’erreurs qu’ils se trompent car ce volume astucieusement composé par Rémy Porte comporte tous les ingrédients qui nous avaient fait adorer sa biographie de Joseph Joffre, à savoir des chapitres bien construits, une écriture limpide et l’efficace remise en question de vieilles lunes depuis trop longtemps rabâchées.

Comme son objet, ce volume se compose en réalité de deux grandes parties, la première étant consacrée à la France et au monde d’avant-guerre jusqu’à à la crise de l’été 1914, la seconde au conflit lui-même. Bien entendu, il n’y a pas dans cet ouvrage la même nécessité historiographique qu’avec la biographie du général Joffre et sans doute que l’on conseillera aux personnes désireuses de tout connaître des causes et des conséquences de l’assassinant perpétué par Gavrilo Princip de se tourner vers le maître-ouvrage de Christopher Clark. Si l’ouvrage de Rémy Porte existe c’est pour apporter au plus grand nombre un contenu agréable et remis au goût du jour – sur cette question de la crise de l’été 1914 le contraste avec le premier épisode d’Apocalypse est ainsi saisissant. La structure des chapitres fait de ce point de vue merveille et l’on apprécie particulièrement, par exemple, que la relation de la visite de Raymond Poincaré à Nicolas II soit l’occasion d’une analyse des forces de la Russie, entre fantasmes démographiques et réalités logistiques de la mobilisation (p. 119).

Carte postale. Collection particulière.

Très chronologique, ce volume sera probablement jugé comme passé de mode par un certain nombre de critiques mais on nous permettra de ne pas partager cette opinion. En effet, comment peut-on prétendre comprendre quelque chose aux premières semaines de la Grande Guerre sans connaître a minima le déroulement des opérations ? Aussi est-ce pourquoi il nous semble important de rappeler, par exemple, que la bataille de la Marne est une « victoire défensive non exploitée » (p. 203-206) ou que la fin de la Course à la mer marque moins l’échec de plans initiaux – comme on l’a trop longtemps enseigné à l’école – qu’il traduit la condamnation par l’expérience des projets approximatifs qui existaient lors de l’entrée en campagne » (p. 231). Lorsque l’on connait le peu d’appétence de l’historiographie actuelle pour ces questions – pour les plans Schlieffen on renverra à l’excellent ouvrage de Christophe Bechet mais le plan XVII attend lui toujours son étude renouvelée – on mesure l’importance du livre de Rémy Porte qui, dès lors, cesse de n’être qu’un volume grand-public pour devenir une sorte d’indispensable que l’on ne peut que conseiller aux spécialistes, y compris aux plus érudits.

En effet, trop rares sont les études à rappeler que le traitement des officiers subalternes à la veille du conflit n’assure pas nécessairement une position très favorable, à tel point que nombreux sont les polytechniciens qui préfèrent quitter le métier des armes et se destiner à « des fonctions civiles plus rémunératrices » (p. 24). C’est ainsi par exemple que l’hebdomadaire L’Armée coloniale rappelle à la veille du conflit que si la solde nette d’un sous-lieutenant sortant de Saint-Cyr ou de Polytechnique s’élève à 200,10 francs par mois, ses dépenses obligatoires s’élèvent à 214, 50 francs (p. 84). Bien entendu il convient de se garder de telles revendications qui, clairement, sont teintées de corporatisme mais on prendra soin tout de même de remarquer que dans un climat historiographique ayant parfois tendance à verser dans le binarisme le plus simpliste (officier = classes dominantes) un tel rappel n’est pas inutile.

Carte postale. Collection particulière.

De même, l’analyse des rapports entre le politique et le militaire en cette tumultueuse année 1914 offre quelques lignes qui méritent le détour. Actant le retrait – sauf à Londres – des gouvernements face à la direction stratégique de la guerre (p. 215 et suivantes), Rémy Porte revient contre quelques idées encore trop régulièrement portées par une historiographie aussi clairement datée que marquée par l’antimilitarisme. Ainsi des fameux pantalons garance dont la teinture n’est plus depuis la fin du XIXe siècle naturelle (et donc tributaire des producteurs) mais chimique et, de surcroît, achetée à l’Allemagne ! (p. 94). Anecdotique, ce propos s’insère néanmoins dans un mouvement plus vaste de rappel des positions du politique par rapport aux questions militaires. Car c’est bien la situation financière inquiétante du pays – l’endettement par habitant est (déjà…) le double en France de ce qu’il est en Allemagne (p. 19) – qui se traduit en contraintes budgétaires obligeant au report de programmes tels que le renouvellement de l’uniforme, question pourtant poussée par les états-majors (p. 96). Une dimension que se garde bien de rappeler tous les contempteurs des généraux…

Enfin, nous apprécions particulièrement que l’accent soit mis sur ce « fond culturel commun » qu’est, en 1914, l’année 1870 (p. 71), une dimension pour l’heure presque complètement passée sous silence en cette année de centenaire. On l’aura donc compris, avec ce 1914, Rémy Porte fait une nouvelle fois montre de tout son talent et offre un ouvrage sans conteste nécessaire pour le plus grand public… mais que l’on ne saurait également que  trop conseiller aux spécialistes.

Erwan LE GALL

PORTE, Rémy, 1914. Une année qui a fait basculer le monde, Paris, Armand Colin, 2014.

 

1 PORTE, Rémy, 1914. Une année qui a fait basculer le monde, Paris, Armand Colin, 2014. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.