Un bon plan

Nous avons eu l’occasion il y a peu de dire ici tout le bien que nous pensons de l’excellente biographie que consacre R. Porte à Joseph Joffre. Pour prolonger cet ouvrage, on ne peut que conseiller la lecture d’Alfred Von Schlieffen, cet homme qui devait gagner la Grande Guerre, ouvrage signé par C. Bêchet1.

Mettre sur le même plan ces deux livres peut paraître surprenant tant les deux hommes sont différents : si Joffre est volontiers brocardé pour son passé de maçon, Schlieffen est lui un homme très pieux. De même, les deux accèdent à la fonction suprême un petit peu par hasard, Schlieffen ne devant sa promotion à la tête du Grand Etat-major, le 7 février 1891, qu’à la disgrâce du général Waldersee, coupable de remarques défavorables à l’endroit de Guillaume II lors de manœuvres (p. 29). Surtout, si le premier est l’un des grands hommes de la Première Guerre mondiale, tel n’est pas le cas du second qui décède en 1913. Or c’est justement cette donnée qui offre à C. Bêchet la double-problématique générale de ce remarquable petit livre : quelle est la part de responsabilité de l’œuvre de Schlieffen dans le déclenchement de la guerre et quelle influence le stratège exerce-t-il post-mortem sur la conduite des opérations pendant le conflit ? (p. 6).

Alfred Von Schlieffen. Wikicommons / Bildarchiv Preußischer Kulturbesitz.

Ce faisant, se dévoile un aspect essentiel de la vie du grand général prussien, dimension qui pour le coup le rapproche indéniablement de Joffre, à savoir les multiples polémiques suscitées après-coup par son travail. Comme le vainqueur de la Marne, Schlieffen est en effet souvent accusé d’être faible et manipulé ce qui, pour C. Bêchet, ne tient pas la route un seul instant étant donné sa grande indépendance d’esprit (p. 45).

Surtout, en offrant une excellente porte d’entrée pour qui veut découvrir l’histoire du haut-commandement allemand en 1914, cet ouvrage tord le cou à quelques idées reçues trop souvent ressassées. Ainsi à propos de la militarisation de la société allemande (p. 48) :

« Contrairement à une image trop souvent répandue, la société la plus militarisée en 1914 n’était donc pas l’Allemagne wilhelmienne mais la France républicaine et la démographie déclinante. Avec une population de 36 600 000 habitants, le pourcentage de soldats français de l’active y est de 2,29% contre 1,33% en Allemagne. »

Mais c’est à propos du trop fameux plan Schlieffen, locution qu’il convient plus que jamais d’écrire en italiques, que cet ouvrage apporte le plus au lecteur. En effet, alors que nous l’avons tous apprise à l’école, cette expression ne recouvre aucune réalité puisque que le plan de bataille allemand est révisé tous les ans et que ce que l’on dénomme plan Schlieffen n’est en réalité qu’un Grand mémoire rédigé au cours de l’hiver 1905-1906 (p. 86). Surtout, ce document mise sur la faiblesse de l’alliance franco-russe et ne table que sur une guerre sur un front, situation radicalement différente de celle que doit affronter en 1914 Moltke le jeune (p. 167) et qui, d’ailleurs, incite C. Bêchet à emboiter le pas de C. Clark en appuyant sur le rôle déterminant de la mobilisation engagée par Saint-Pétersbourg dans la crise de l’été 1914 (p. 191).

Lors des manœuvres de 1900 : au premier plan François Ferdinand et Guillaume II, à l’extrême droite à l’arrière-plan, le général Schlieffen. Wikicommons / Bundesarchiv: Bild 136-B0434.

Et c’est d’ailleurs, à en croire l’auteur, parce que Schlieffen meure en 1913 qu’il revient en grâce dans les années 1920. Cette question fait l’objet du passionnant cinquième et dernier chapitre de cet ouvrage et explore l’Allemagne de l’immédiat après-guerre, pays au « climat délétère, peu propice au relèvement de l’honneur national, [dimension qui] incita toute une série d’officiers à défendre l’enseignement militaire du Lehrmeister au point de construire une véritable mythologie autour de sa personne » (p. 176). Et là se dessine une différence essentielle avec les vainqueurs puisque (p. 182)

« contrairement à l’armée française où la doctrine tactique et stratégique mit longtemps à sortir des tranchées glorieuses de 14-18, les officiers allemands oublièrent très vite les sacs de sable et la boue des Schutzengräben pour revenir à l’enseignement qui avait été le leur avant la Première Guerre mondiale. La portion congrue à laquelle avait été réduite l’armée allemande amplifia naturellement ce phénomène. Puisqu’il était interdit à l’Allemagne de posséder une arme plus importante, puisque la production d’armement lourd était sévèrement contrôlée, l’accent y serais mis sur la qualité des troupes et la formation des officiers. »

Avec cet ouvrage, C. Bêchet souhaite, « à l’aube du centenaire de la Première Guerre mondiale, offrir aux étudiants et aux passionnés d’histoire militaire, une synthèse complète et abordable » sur Schlieffen et son plan (p. 7). Il en résulte un ouvrage très dense – doté de surcroît d’une abondante bibliographie – mais à un prix abordable. Au final, tout ceci fait de cet  Alfred Von Schlieffen, cet homme qui devait gagner la Grande Guerre un bon plan à ne rater sous aucun prétexte ! On en profitera d’ailleurs pour rappeler que C. Bêchet compte, de même que P.-Y. Hénin dont le travail sur Schlieffen fait également référence, parmi les chercheurs qui participeront au colloque international La bataille de Sambre-et-Meuse, août 1914, Regards croisés sur les armées, les lieux de mémoire et de représentations, confirmant ainsi, s’il en était besoin, l’excellence académique de cette manifestation.

Erwan LE GALL

BECHET, Christophe, Alfred Von Schlieffen, cet homme qui devait gagner la Grande Guerre, Editions Argos, Paris, 2013.

 

1 BECHET, Christophe, Alfred Von Schlieffen, cet homme qui devait gagner la Grande Guerre, Editions Argos, Paris, 2013. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.