L’armée du mouvement

La presse est une ressource quasi inépuisable pour l’historien tant les sujets de réflexion y sont nombreux. A ce titre, L’Illustration figure certainement parmi les titres les plus profitables du fait de son important tirage, 200 000 exemplaires à la veille de la Seconde Guerre mondiale, et de son statut de magazine de référence. En d’autres termes, on peut considérer sans trop de risques d’erreurs que les opinions qui y sont émises sont représentatives de celles d’au moins une bonne partie de la population. Aussi est-ce pourquoi, par exemple, le choix éditorial qui consiste à placer en juin 1939 en couverture de cet illustré le maréchal Joffre nous parait emblématique de l’ombre portée de la Première Guerre mondiale sur les débuts de la Seconde.

Ce phénomène, on peut également l’appréhender à l’aulne d’un article publié quelques mois plus tard, alors que la guerre est déjà déclarée, dans le même magazine. Dans ce numéro 5061 daté du 2 mars 1940, il n’est plus question du vainqueur de la Marne mais de la place du mouvement dans la guerre moderne en se focalisant sur l’arme du train. Preuve que le sujet n’est pas traité à la légère, l’article est signé d’un des piliers de la rédaction de L’Illustration : Paul-Emile Cadilhac. Entré au magazine dans les années 1920, il en grimpe rapidement les échelons et traite de sujets aussi bien historiques, artistiques, littéraires… que militaires. Mais, docteur en droit, il n’est pas un expert en la matière et l’on peut dès lors considérer que ses articles sont un bon indice de l’état de l’opinion publique.

A Dunkerque en 1940. Archives privées famille Riquelme.

L’arme du Train, qui dépend de l’armée de Terre, est celle qui est en charge de toutes les questions de logistique et de transport, qu’il s’agisse de matériel, de munitions, de ravitaillement ou d’acheminement de troupes. Aussi, contrairement à ce que son nom indique, elle n'est pas uniquement ferroviaire mais auto et hippomobile, motocycliste... Bien entendu, alors que la France est en guerre, même si celle-ci est encore qualifiée de « drôle », on ne peut imaginer ne serait-ce qu’un instant que l’article de Paul-Emile Cadilhac soit critique à l’endroit du train ou de quelconque autre portion de l’Armée française. A L’illustration comme ailleurs, sévit la culture de guerre.

Pour autant, ce qui est intéressant dans cet article est moins le fait que pour le journaliste l’arme du train est bien entendu formidable, que les arguments qu’il avance pour soutenir son propos. Et là, l’ombre portée de 1940 est flagrante. Tout d’abord, comme pour mieux persuader son lectorat de l’importance de  sa prose, Paul-Emile Cadilhac avance que « le train est à l’armée ce que le sang et la circulation sont au corps ». Même si les métaphores organicistes ne sont plus aujourd’hui de mode, un tel propos n’a en soi rien de choquant tant il est vrai que la logistique est une condition sine qua non du succès militaire. Les armées d’aujourd’hui en témoignent d’ailleurs parfaitement.

Aussi, ce n’est pas tant le fait que L’Illustration prenne en compte l’importance de ces mouvements qui importe que la définition que le magazine donne de ceux-ci. En effet, aujourd’hui, puisque nous connaissons la suite de l’histoire, on a tendance à considérer la campagne de 1940 comme la victoire du mouvement, de la blitzkrieg, contre l’immobilisme de la Ligne Maginot. Or un telle vision est sans doute pour partie exagérée puisque selon Paul-Emile Cadilhac citant un colonel rendu anonyme :

« La guerre actuelle est une affaire de transport et de circulation. Paradoxe ? Non. La guerre de forteresse, qui exclut la classique manœuvre de débordement par les ailes, fait appel, à certaines heures, à des flots immenses de camions. Si une poche se creuse, il faut d’urgence colmater la brèche avec des divisions amenées en toute hâte. »

En 1940, un motard dont l'uniforme est semble-t-il peu réglementaire. Archives privées famille Riquelme.

On le voit, le mouvement n’est pas ici conçu perpendiculairement à la ligne de front, comme le sera la percée de Sedan du 10 mai 1940, mais parallèlement, à la manière de la Grande Guerre. Le mouvement n’est pas compris à travers les avions ou les blindés mais uniquement pas l’arme du train dont Cadilhac rappelle au lecteur combien elle était primordiale en 1918 : « Nos amis Américains en ont fait l’expérience quand, au mois de septembre 1918, en Argonne, ils demeurent soixante-douze heures paralysés en pleine attaque faute d’avoir su régler leur circulation ». L’emploi même du terme de « noria géante » pour décrire le flux logistique de l’arme du train n’est pas neutre puisqu’il renvoie à la tactique de permutation des unités pendant la bataille de Verdun et au souvenir de la Voie sacrée.

L’article que signe Paul-Emile Cadilhac est donc d’un grand intérêt. Tout d’abord il rappelle si besoin était combien la presse, et tout particulièrement L’Illustration, est une source d’un grand intérêt. Ensuite, il nuance grandement notre vision d’une armée française engluée en 1940 derrière la ligne Maginot face à une armée allemande qui ne serait faite que de mouvements. La différence est plus subtile et l’arme du train est effectivement un excellent prisme pour saisir cette réalité. Enfin, et peut-être même avant toute chose, cet article rappelle que, définitivement, on ne peut pas comprendre grand-chose à 1940 sans prendre en compte 1914. Certes, il convient de ne pas tomber dans le piège d’une guerre européenne de trente ans dont on sait qu’elle a tendance à gommer les spécificités idéologiques du second conflit mondial. Pour autant, il n’en demeure pas moins que les deux guerres sont liées et que c’est bien souvent en fonction du souvenir de la Première que les hommes de la Seconde ont agi.

Erwan LE GALL