Chauvinisme et maillot jaune

Le Tour de France est l’un des évènements sportifs majeurs de la planète. Cette popularité, il la doit en grande partie à la formule des équipes nationales qui, entre 1930 et 1968, « agit comme un puissant moteur, tant sur les coureurs revêtus du maillot tricolore que sur le public »1. Fabien Conord propose d'analyser minutieusement cette période au fil des passionnantes 338 pages publiées par les Presses universitaires de France. Rien n'échappe à l'auteur : l'influence des relations internationales, la montée du dopage (p. 103-109), les épopées des icônes du cyclisme.

Carte postale. Collection particulière.

Lors des trois premiers chapitres, l'auteur prend judicieusement le parti de proposer au lecteur un historique des éditions de la Grande Boucle de 1930 à 1968. Ces années fondamentales voient la naissance de la caravane publicitaire, l'émergence des nouvelles technologies au service de la presse (TSF, télévision ...), et la naissance de grands champions qui ont fait la légende de l'épreuve : Gino Bartali, Jean Bobet, Jacques Anquetil ou encore Raymond Poulidor... La « poupoularité » est ainsi largement étudiée par F. Conord (p. 111-118)2. Elle symbolise à merveille la frénésie qui existe chaque mois de juillet en France. Durant trois semaines le Tour est à la fois un roman, un guide touristique et un efficace professeur de géographie comme se souvient avec tendresse Erik Orsenna :

« C'est grâce au Tour que j'ai commencé à connaître et donc à aimer, follement, mon pays. […] Aucun [professeur] ne m'a apporté autant, et aussi bien enseigné, la miraculeuse diversité de notre France »3

Ce succès génère d'importantes retombées et le Tour de France devient, dès les années 1930, une merveilleuse machine marketing. Très populaire, la formule par équipes nationales suscite pourtant de nombreuses critiques analysées dans le quatrième chapitre de l'ouvrage. Se pose en effet le problème de l'équité sportive. Beaucoup de champions ne peuvent défendre leurs chances face à des concurrents mieux épaulés car, il ne faut pas le négliger, le cyclisme est bien « un sport  individuel qui se pratique par équipe » selon la formule consacrée. Ainsi, l'Australien Hubert Opperman n'atteint qu'une modeste 12e place en 1932, loin de ses capacités (p. 143-144). Pire, estimant que le Luxembourg est une nation de second plan, H. Desgrange empêche Nicolas Frantz, pourtant vainqueur des éditions 1927 et 1928, de prendre le départ en 1930 (p. 17). Ce chapitre offre également la possibilité à F. Conord de recontextualiser un débat qui fait son retour depuis quelques années. En 2013, le président de la Fédération Française de Cyclisme, David Lappartient, propose de remettre le Tour à l'heure des équipes nationales4 (p. 149-156).

Carte postale. Collection particulière.

La formule des nations engendre naturellement son lot de rivalités. Si ces dernières sont inhérentes au sport, l'auteur s'interroge dans un cinquième chapitre sur la « violence du chauvinisme » (p. 184). Plus que jamais, la formule permet de mesurer les tensions internationales, ce que rappelle bien l’exemple de l’Italie. Ainsi, diminué par une chute, le favori de l'épreuve Gino Bartali est invité à abandonner le Tour de France 1937 par Benito Mussolini (p. 33). Pour le régime fasciste, la défaite est en effet inconcevable. C'est d’ailleurs une des raisons qui pousse le Duce à interdire la participation à l'édition 1939, convaincu que les modifications de l'attribution des bonifications sont destinées à faire perdre son champion, Bartali5. Ce dernier se retrouve encore au cœur des enjeux politiques italiens en 1948. L'Italie est divisée suite à l'assassinat du secrétaire général du parti communiste italien Palmiro Togliatti. Convaincu que le sport adoucit les mœurs, le président du Conseil Alcide de Gasperi, aurait téléphoné au coureur pour lui demander d'engranger les victoires (p. 256). L'information est cependant démentie par le sportif italien qui, comme dans les années 1930, refuse toute récupération politique.

L'autre aspect fondateur de la popularité de l'épreuve est incontestablement la ré-introduction des équipes régionales en 1939 pour pallier l'absence de l'Italie, de l'Allemagne et de l'Espagne. La formule permet en effet au public de s'identifier aux coureurs locaux. Réussite sur le plan populaire, elle est également une réussite sur le plan sportif. L'exemple de l'équipe de l'Ouest est frappant en 1939, année où elle réalise un véritable festival lors du passage en Bretagne malgré l'absence de ses leaders Jean-Marie Goasmat et Pierre Cogan, retenus par leurs obligations militaires6. Au total, sur 15 éditions, l'équipe remporte 24 étapes, 1 classement par équipe (1954) et un classement général (Jean Robic en 1947) (p. 207). Un franc succès qui méritait, à juste titre, que lui soit consacré un chapitre.

Assurément l'un des points forts de l'ouvrage, les trois derniers chapitres effectuent une relecture de la Grande Boucle par le prisme des courants politiques :

« Objet apparemment périphérique du politique, le Tour de France permet donc pourtant d'en approcher le cœur le plus sensible en mettant à nu les tensions et contradictions du rapport des familles idéologiques à la nation ou la compétition comme formes de la vie sociale. » (p.321)

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Sur le papier, le Tour de France apparaît comme une épreuve à la fois conservatrice et commerciale. Pourtant, il est tout autant suivi par les médias de droite que de gauche. F. Conord parle ainsi, au sujet des communistes, de la « complexité des sentiments » qu'ils doivent gérer (p.279). Si l'épreuve symbolise bien des aspects unanimement rejetés par le PCF, il ne peut ignorer son côté profondément populaire. C'est bien là une des forces du Tour de France, celle de plaire à tous.

Enfin l’auteur offre en fin d’ouvrage une notice biographique qui permet, au lecteur non initié, de situer les différents noms des champions qui ont fait l’histoire de la Grande Boucle.

Le Tour de France à l'heure nationale est incontestablement un volume destiné tant à l'initié qu’au lecteur non connaisseur de l'histoire du cyclisme. La question des équipes nationales revient d'ailleurs, on l'a vu, dans les discussions actuelles. Mais n'est-ce pas déjà une réalité ? Depuis la fin des années 2000, on constate l'émergence d'équipes que l'on pourrait nommer « sponsors-Etats ». C'est en tout cas ce qui ressort du Russian Global Cycling Project (RGCP) soutenu par les puissants groupes Gazprom, Itera et Rostec. Créée en 2008, l'équipe prend modestement, sur une suggestion de V. Poutine, l'appellation Katyusha, en référence aux lance-roquettes soviétiques utilisés durant la Seconde Guerre mondiale7. Et puis, il y a le projet Astana aux couleurs du Kazakhstan. Peu importe si son leader, Vincenzo Nibali, vainqueur du Tour de France 2014 est Italien, c'est bien une victoire pour le pays. C'est ce qu'affirme Kairat Kelimbetov, président de la Fédération kazakhe de cyclisme, également gouverneur de la banque nationale du Kazakhstan et ancien ministre de l'Economie :

« Pour nous aujourd’hui, peu importe la nationalité de nos leaders. Quand Nibali gagne le Tour, c’est aussi le Kazakhstan qui est sur le podium. »8

Yves-Marie EVANNO

CONORD, Fabien, Le Tour de France à l'heure nationale, Paris, Presses Universitaires de France, 2014.

 

 

 

1 CONORD, Fabien, Le Tour de France à l'heure nationale, Paris, Presses Universitaires de France, 2014, p. 23. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 Le terme est inventé par le journaliste Antoine Blondin pour décrire la popularité de Raymond Poulidor.

3 L'Equipe magazine, 5 juillet 2003, cité par l'auteur p.78.

4 Organisation du cyclisme. « Une révolution nécessaire ». Contribution approuvée par le conseil d'administration de la F.F.C. le 25 janvier 2013.

5 Sur ce point, EVANNO, Yves-Marie, « Du cliquetis des pédales au bruit des bottes : un été cycliste perturbé en Bretagne (juillet-septembre 1939) »,  En Envor, revue d'histoire contemporaine en Bretagne, n°2, été 2013, p.9-10.

6 EVANNO, Yves-Marie, art. cit., p.11-15.

7 « Katoucha, vitrine du cylisme russe », sport.fr, 15 juillet 2008, en ligne.

8 « Le Kazakhstan est sur le podium », lequipe.fr, 28 juillet 2014, en ligne