Des mélanges qui visent juste : les Français et les armes à feu

Il est de tradition dans l’Université, depuis la fin du XIXe siècle, d’offrir un volume dit de « mélanges historiques » lorsqu’un professeur renommé, ayant laissé une empreinte remarquable sur son champ de recherches, part à la retraite. Ces ouvrages collectifs, composés d’articles rédigés par les élèves et amis du maître honoré, ne jouissent néanmoins pas toujours d’une bonne réputation1. La lecture du livre co-dirigé par Julie d’Andurain, François Audigier et Jean-Noël Grandhomme et offert à François Cochet infirme totalement cette idée reçue en s’attaquant à un objet historique aussi passionnant, et essentiel, que délaissé : les rapports qu’entretiennent les Français avec les armées à feu de 1789 à nos jours2. En effet, contrairement à ce que l’on pourrait penser de prime abord, dans une société ou de plus en plus rares sont les individus à avoir tenu une carabine ou un revolver entre leurs mains, c’est bien d’une question centrale dont il s’agit au fil de ces quelques 400 pages.

Carte postale, sans lieu ni date. Collection particulière.

Quiconque a eu la chance de côtoyer, ne serait-ce que quelques instants, François Cochet sera du reste charmé par la démarche de ce livre, actes d’un colloque tenu en 2017 à Metz qui lui ressemblent parfaitement. On aurait en effet tort de minorer ce que peut avoir de subversif une telle entreprise historiographique à une époque où l’histoire de la guerre, celle de 1914-1918 tout particulièrement, s’écrit de plus en plus loin du champ de bataille, abandonnant le combat au profit de grands systèmes explicatifs dont la confrontation, à force de polémiques artificielles et d’attaques personnelles, cesse d’être stimulante. Ayant toujours refusé ce jeu des écoles et développant une pensée originale, François Cochet est l’un des rares historiens en France, avec Michel Goya et Rémy Porte, à envisager la guerre par le prisme des armées, et non des sociétés en belligérance. La nuance peut paraître insignifiante, elle est pourtant de taille.

L’article que Frédéric Guelton consacre au fusil automatique dans l’armée française de la fin du XIXe siècle à 1919 est à cet égard un beau condensé de ce qu’est ce volume de mélanges : une analyse fine sur un objet habituellement délaissé par l’historiographie mais dont l’étude s’avère des plus profitables (p. 35-42). En effet, c’est bien la question de la qualité, au sens de maîtrise technique, de l’instruction donnée aux conscrits que fait émerger, dès la fin des années 1900, cette arme. Pour paraphraser une célèbre formule, on serait presque tenté d’écrire que sans maîtrise, la puissance du feu de l’infanterie n’est rien… Autre article particulièrement intéressant, celui que Bérangère S. de Condat consacre aux foulards d’instruction, sorte de manuel pédagogique en tissu préparant à l’emploi des armes. Là encore, il s’agit d’un terrain d’étude très neuf et d’un grand intérêt puisque l’auteur y voit un support essentiel du processus de militarisation de la société française des premières décennies de la IIIe République (p. 135-147).

De surcroît, les armes à feu ne sauraient être pertinemment considérées sans prendre en compte leurs effets, c’est-à-dire les blessures, parfois terribles, qu’elles engendrent. Le panorama dressé par Olivier Forcade à propos de la Grande Guerre est à cet égard passionnant et offre une synthèse qu’il est utile de connaître tant « dès les premiers combats de l’été 1914, les atteintes au corps, traumatiques ou physiques, et notamment au visage, connaissent une fréquence élevée et franchissent un seuil inouï, jamais connu ni imaginé » (p. 168). Or, contrairement à ce que l’on peut lire encore trop souvent, cette réalité du champ de bataille est la même pour tous. C’est du reste bien ce que rappelle Jean-Noël Grandhomme en revenant sur « les officiers généraux français tués ou blessés par balle en 1914-1918 » (p. 149-165).

Carte postale, sans lieu ni date. Collection particulière.

Il est d’usage d’affirmer que les volumes de mélanges n’ont pas d’objet mais uniquement un sujet, en l’occurrence la personne à qui ils sont dédiés. Cet ouvrage honorant François Cochet échappe à cette règle et toutes les contributions collent rigoureusement à la thématique proposée. Certes, le chemin peut parfois paraître alambiqué mais tous les détours se révèlent être éminemment profitables. Ainsi, lorsque Xavier Boniface s’intéresse aux « militaires sans armes » que sont les médecins et aumôniers de l’armée française des XIXe et XXe siècles, c’est pour au final mieux interroger le poids de ce symbole (p. 193-208). De même, lorsque le vénérable Francis Ballace questionne le rapport entre commerce des armes et neutralité, c’est en passant par Liège ce qui offre, par la même occasion, une perspective transnationale bienvenue (p. 43-70). Le rapport des Français aux armes à feu est donc envisagé dans sa globalité, y compris en dehors de l’institution militaire, que cela soit par l’intermédiaire du tir sportif (p. 323-334) ou de la chasse (p. 297-315). Bref, il y a là un volume complet qui non seulement trouvera sa place dans toute bonne bibliothèque d’histoire contemporaine mais qui constitue, en définitive, une formidable invitation à la (re)découverte de l’œuvre de François Cochet.

Erwan LE GALL

D’ANDURAIN, Julie, AUDIGIER, François et GRANDHOMME, Jean-Noël (dir.), Les Français et les armes à feu de 1789 à nos jours. Hommage à François Cochet, Paris Maisonneuve & Larose |Hémisphères éditions, 2018.

 

 

 

 

 

1 Pour de plus amples développements WAQUET, Françoise, « Les mélanges : honneur gratitude dans l’Université contemporaine », Revue d’histoire moderne & contemporaine, 2006/3, n°53-3, p. 100-121.

2 D’ANDURAIN, Julie, AUDIGIER, François et GRANDHOMME, Jean-Noël (dir.), Les Français et les armes à feu de 1789 à nos jours. Hommage à François Cochet, Paris Maisonneuve & Larose |Hémisphères éditions, 2018. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.