Rompre le front, et les représentations convenues de la Grande Guerre

On ne présente plus Rémy Porte. Officier d’active et historien de talent à qui on doit notamment une remarquable biographie de Joffre, il est l’un des meilleurs spécialistes français de la dimension militaire de la Première Guerre mondiale. C’est cette expertise qui lui permet de présenter cette indispensable étude s’attachant à répondre à l’insoluble question qui se pose aux belligérants entre l’automne 1914 et le printemps 1918 : « comment percer les lignes ennemies et retrouver la liberté de manœuvre » ?1

Carte postale. Collection particulière.

Une telle démarche est, à nos yeux, doublement importante. Tout d’abord, cet ouvrage nous semble allumer un utile contrefeu aux  grilles de représentations qui, sous-couvert d’une histoire vue « par en bas », imputent la responsabilité de l’immobilisme du front à des officiers « imbéciles », « incompétents » et responsables de la mort de milliers d’individus dans des offensives inutiles. En second lieu, ce volume nous parait constituer une synthèse d’autant plus précieuse que la dimension strictement militaire du conflit n’est pas nécessairement la plus régulièrement abordée par l’historiographie. Là est d’ailleurs un paradoxe saisissant de ce centenaire que de, certes, commémorer le conflit de 1914-1918, mais sans toutefois s’attarder outre-mesure sur le champ de bataille. Constat d’autant plus regrettable que la réponse à une question telle que celle de la rupture du front pendant la Grande Guerre ne peut se cantonner au seul niveau des tranchées. C’est d’ailleurs bien ce que montre ce livre puisqu’il se compose de trois grands niveaux de réflexion, comme autant de réductions successives mais imbriquées de focales, la question étant traitée aux niveaux stratégique, opératif et tactique.

Ce faisant, c’est bien toute la complexité de la conduite de la guerre qui ici se révèle. Car celle-ci ne peut être déconnectée de réalités diplomatiques dont les implications rejaillissent directement sur la conduite des opérations. C’est par exemple parce qu’elle ne peut se priver de l’apport britannique que la France accepte les exigences de Londres sur le front d’Orient, ou au moment de l’offensive de septembre 1915, quitte à parfois donner l’impression d’être « à la remorque » (p. 47, 63). La difficile mise en place d’un véritable commandement interallié illustre d’ailleurs à merveille cet entremêlement des considérations militaires et stratégiques.

Au niveau opératif, l’analyse revient sur « ces offensives de détail pour conserver à la troupe son esprit offensif » en rappelant que celles-ci trouvent le plus souvent leur origine dans des réalités bien concrètes mais trop souvent perdues de vue : une position tellement défavorable qu’elle contraint à l’offensive afin de gagner les quelques mètres de terrain permettant d’aménager dans de meilleures conditions les tranchées ou encore la nécessité de prendre pied sur telle ou telle cote offrant un point d’observation indispensable à l’artillerie, celle-ci permettant en définitive une meilleure préservation de l’infanterie (p. 92).

Enfin, l’échelon tactique permet de percevoir l’armée dans toute sa dynamique, loin du bloc figé que l’on veut trop souvent dépeindre. C’est ainsi que l’auteur rappelle que si les fantassins sont au fur et à mesure du conflit toujours moins nombreux au sein des armées, les spécialités qui apparaissent (mitrailleurs, et grenadiers, artillerie lourde, convois automobiles et escadrilles aériennes, tanks…) « ont d’abord pour raison d’être de contribuer à faciliter l’action de l’infanterie » (p. 153). Ce faisant, loin du classique, et pour une large part dépassé, débat entre « contrainte » et « consentement », c’est une analyse en termes de courbes d’apprentissages, de learning curves, qui est ici proposée. Celle-ci aboutit d’ailleurs à une conclusion assez neuve, bien loin des représentations déshumanisantes de la guerre industrielle (p. 188):

« Le char, pas plus que l’avion, le fusil-mitrailleur, les grenades, les mines, les gaz, etc. ne peut revendiquer à lui seul le titre d’armement de la victoire. A tous les niveaux, sur tous les secteurs du front, l’homme reste au cœur du dispositif militaire […] »

Carte postale. Collection particulière.

Rendant compte il y a quelques mois, en ces mêmes colonnes, d’un ouvrage collectif traitant de la manière dont avait été anticipé le conflit qui se déclenche en 19142, nous plaidions pour une « recherche en histoire appliquée », démarche qui use de l’opportunité commémorative pour répondre à la demande sociale d’histoire et insuffler de la réflexion dans le trop-plein d’émotion. Cet ouvrage de Rémy Porte nous paraît parfaitement répondre à ce cahier des charges en s’emparant d’une question inédite (p. 12) et en rappelant que « personne, pas plus dans le monde militaire que dans la société civile, ne conçoit que la guerre puisse être gagnée à brève échéance en restant sur la défensive » (p. 16). C’est bien dans cette foi en l’offensive, partagée tant par la troupe que les cadres et l’arrière (p. 93-94) que réside, en fin de compte, l’explication fondamentale du terrible bilan de la Grande Guerre.

La démonstration est ici d’autant plus remarquable qu’elle use de nombreuses sources bretonnes – Jean Leddet, Georges Veaux, Joseph Le Segretain du Patis ou encore Louis Maufrais – tout en conservant en permanence un sens de la nuance qui est malheureusement bien rare dans la production historiographique, tant la volonté de synthétiser, et donc de simplifier, se fait pour beaucoup  d’auteurs bien souvent pressente. En effet, Rémy Porte ne perd pas de vue que la notion de « front » n’est pas nécessairement opérante tant celui-ci est vaste et recouvre des réalités différentes (p. 19) : « à la même heure, un soldat peut aller à la pêche en tenue débraillée près de Gerardmer et un autre se tasser dans son maigre abri sous les obus de Verdun ». A cette dimension spatiale, l’auteur en ajoute une autre, diachronique cette fois-ci, rappelant que les positions exprimées par un même individu au cours du conflit peuvent grandement varier tant celui-ci est long (p. 97). Autant de principes qui, pourtant frappés au coin du bon sens, sont trop souvent oubliés et rendent en conséquence indispensable la lecture de ce volume pour quiconque s’intéresse à la Grande Guerre, et aux questions militaires de manière générale.

Erwan LE GALL

 

PORTE, Rémy, Rompre le front ? Novembre 1914-mars 1918. Comment percer les lignes ennemies et retrouver la liberté de manœuvre, Saint-Cloud, SOTECA, 2016.

 

 

 

 

1 PORTE, Rémy, Rompre le front ? Novembre 1914-mars 1918. Comment percer les lignes ennemies et retrouver la liberté de manœuvre, Saint-Cloud, SOTECA, 2016. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 COCHET, François et SAUVAGE, Jean-Christophe (dir.), 1914. La Guerre avant la guerre. Regards sur un conflit à venir, Paris, Riveneuve, 2015