Maufrais 2 : le retour

 

 

Au Panthéon de la littérature de témoignage figurent sans contestation possible, au rayon des carnets de combattants de la Première Guerre mondiale, les écrits des Louis Barthas, Frantz Adam, Lucien Laby, Abel Ferry, Anatole Castex ou encore Gaston Lavy. Gageons d’ailleurs que les carnets Loeiz Herrieu, qui viennent enfin de bénéficier d’une édition à la hauteur de ce texte incontournable, viendront bientôt s’insérer dans ce club très fermé. Pourtant, au moment d’évoquer cette fine fleur des témoignages combattants, le nom de Louis Maufrais n’est que trop rarement évoqué.

Un témoignage exceptionnel

Originaire de Dol-de-Bretagne, cet étudiant en médecine est incorporé au 94e régiment d’infanterie de Bar-le-Duc et effectue toute la guerre dans les services de santé,  d’abord dans de sordides postes de secours de première ligne jusqu’à son transfert, à sa demande, dans l’artillerie puis dans une ambulance chirurgicale. Publiés en 2008 par l’intermédiaire de l’une de ses petites-filles, les carnets de Louis Maufrais sont en réalité la retranscription de cassettes enregistrées par l’auteur alors que, devenu très âgé et aveugle, il tenait absolument à conserver et transmettre le souvenir de son expérience de guerre1.

Carte postale. Collection particulière.

Il s’agit d’un texte absolument bouleversant, et d’un très grand intérêt académique. A l’heure où l’historiographie s’interroge avec autant d’intensité sur le « comment ont-ils tenu ? », Louis Maufrais délivre en effet une clé d’interprétation qui, loin de toute idée de résilience ou d’explication liée aux qualités idiosyncrasiques des acteurs, mériterait à notre humble avis d’être assez profondément explorée. On sait que l’alcool, et plus encore l’ivresse, sont des moyens prisés par les combattants pour oublier momentanément les épreuves et le témoignage du médecin breton s’en fait d’ailleurs régulièrement l’écho. Mais, à en juger par une confession trop souvent passée inaperçue, c’est un autre produit qui aide Louis Maufrais à tenir en 1916, dans les parages du fort de Vaux:

« Je n’y échappe pas. Non seulement j’ai de la diarhée comme tout le monde, mais aussi des douleurs épouvantables. Il me reste heureusement quelques pilules d’opium qui me calment un peu.  J’ai aussi de la fièvre, et plus du tout d’appétit. Comme les autres, je vais dans le fond des trous. Et là, je me mets à rêver à ce vieux siège en bois si confortable, à cette chasse d’eau au bruit de cascade sympathique. »2

Bien évidemment, il ne s’agit nullement pour nous de faire de Louis Maufrais un émule de William Burroughs et de considérer les poilus de la Première Guerre mondiale à l’instar des Garçons sauvages  de cette figure éminente de la Beat Generation. Pour autant, il n’en demeure pas moins que non seulement ce passage nous semble devoir être mis en rapport avec la hausse de la toxicomanie observée par D. Fouchard dans sa remarquable thèse3 mais que, de surcroit, il justifie à lui seul que l’on s’intéresse de près à ce grand texte.

Une suite bien décevante

Aussi est-ce pourquoi c’est avec le plus grand empressement que nous nous sommes rués sur Ils étaient camarades de tranchées. Sur les traces de Louis Maufrais, ouvrage présenté comme étant « la suite de J’étais médecin dans les tranchées »4. Pour autant, il ne semble pas nécessaire de faire durer inutilement le suspens : comme au cinéma où les suites sont rarement satisfaisantes, cet ouvrage s’est révélé au mieux décevant, quand il n’était pas tout simplement irritant.

Sur le canal de la Colme, une péniche reconvertie en ambulance française en décembre 1917. Cette photographie dit bien les diverses conditions dans lesquelles évoluent les services de santé pendant la Grande Guerre. BDIC: Albums Valois, R. 4052.

Le principal écueil de ce livre est qu’il n’est pas l’œuvre de Louis Maufrais lui-même mais de sa petite-fille. Or, si cette personne est présentée comme une « spécialiste de la Première Guerre mondiale », on ne peut qu’être interpellé par le nombre d’erreurs factuelles qui constellent l’ouvrage. Pour ne citer que quelques exemples, c’est ainsi le 42e régiment d’infanterie qui caserne à la caserne Mac-Mahon de Rennes (p. 25), et non pas le 41e RI, tandis que le 2e corps d’armée est lui aussi basé dans le chef-lieu du département d’Ille-et-Vilaine (p. 297), erreur qui figurait déjà J’étais médecin dans les tranchéese. Ou alors on apprend la nomination de Louis Maufrais au grade de sous-lieutenant, alors qu’en réalité il est nommé médecin-aide-major de 2e classe, comme le confirme sa fiche matricule (p. 199)6. De même, on ne peut que sourciller à la lecture de généralités trop hâtives, comme lorsque cette « région bretonne est [décrite comme] encore régie par le clergé en 1915 » (p. 148) ou baignant « dans un climat de religiosité » (p. 216). Bien entendu, il ne s’agit là que de quelques détails mais qui, mis bout-à-bout commencent à peser sous la plume d’une « spécialiste ».

Très bien écrit, dans un style léger et agréable à lire, l’ouvrage entretient une confusion permanente entre la petite fille et son grand-père, à tel point que le lecteur n’est jamais certain de lire les réflexions personnelles de M. Veillet ou de Louis Maufrais et de ses compagnons d’armes. D’ailleurs, l’appareil critique est inexistant à l’exception de quelques rares notes de bas de pages et mentions dans le corps de texte, références qui prêtent d’ailleurs à sourire lorsqu’on est amené à reconnaître les auteurs alors qu’ils ne sont pas explicitement nommés (p. 31 et 97). Sans doute faut-il y voir une marque de l’habitus journalistique qui veuille qu’on ne dévoile pas ses sources. Pour autant, le jugement est sans appel : cet ouvrage n’est pas un livre d’histoire, discipline qui au contraire place comme vertu cardinale l’administration de la preuve de ce qui est avancé.

Néanmoins, et ce de manière très paradoxale, on ne saurait totalement décourager le lecteur potentiel de ce volume. En effet, en disposant de carnets et correspondances de proches de Louis Maufrais, c’est-à-dire de compagnons d’armes et de membres de sa famille, Martine Veillet bénéficie d’une matière première exceptionnelle. Et c’est d’ailleurs avec un réel plaisir que le lecteur retrouve les figures familières que sont Emile de Parades, Marcel Bitsch ou encore Ernest Vidal au fil des quelques citations clairement identifiables disponibles dans l’ouvrage. Bien entendu on aurait préféré une publication complète de ces sources plutôt que de devoir se contenter de ces quelques bribes mais il n’en demeure pas moins qu’il y a là un matériau d’un grand intérêt, notamment lorsque le volume insiste sur les similitudes qui existent entre les écrits de Louis Maufrais et ceux de son grand ami Marcel Bitsch (p. 87-88 et 171 notamment).

C'est aux alentours du fort de Vaux que Louis Maufrais vit probablement les pages les plus sombres de sa guerre. Carte postale. Collection particulière.

Au final, et c’est sans doute-là un apport important, quoique probablement involontaire, de cet ouvrage, c’est finalement par le prisme de la mémoire de la Grande Guerre que la lecture de ce livre se révèle la moins indigeste. En effet, dans un volume interrogeant la force et la nature de ce souvenir, N. Offenstadt hissait la période 14-18 au rang d’histoire à soi, dans laquelle chacun peut se reconnaître par l’intermédiaire de sa propre généalogie et qui, de surcroît, permet de relier l’individu à sa destinée familiale mais aussi à des engagements présents7. Or c’est précisément ce que montre le livre de Martine Veillet, en exposant comment des personnes qui ont reconnu un de leur ancêtre dans le texte de Louis Maufrais l’ont contactée pour lui confier des archives (p. 133, 204 notamment). On ne peut néanmoins que regretter l’utilisation qui en a été faite.

Erwan LE GALL

VEILLET, Martine, Ils étaient camarades de tranchées. Sur les traces de Louis Maufrais, Paris, Robert Laffont, 2014.

 

1 MAUFRAIS, Louis (présenté par VEILLET, Martine), J’étais médecin dans les tranchées. 2 août 1914 – 14 juillet 1919, Paris, Pocket, 2008.

2 Ibid., p. 244.

3 FOUCHARD, Dominique, Le poids de la guerre. Les Poilus et leur famille après 1918, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013, p. 117-124.

4 VEILLET, Martine, Ils étaient camarades de tranchées. Sur les traces de Louis Maufrais, Paris, Robert Laffont, 2014. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

5 MAUFRAIS, Louis, … op. cit., p. 329.

6 Arch. Dép. I&V : 1 R 2069.2126.

7 OFFENSTADT, Nicolas, 14-18 Aujourd’hui, La Grande Guerre dans la France contemporaine, Paris, Odile Jacob, 2010.