Une belle bande de vainqueurs

Les Vainqueurs que l’historien M. Goya vient de publier aux éditions Tallandier est un ouvrage indispensable, et ce pour trois raisons1. La première est qu’il s’agit d’un excellent volume d’histoire militaire qui permet au lecteur de s’immerger au plus près des champs de bataille de cette méconnue année 1918, moment du dénouement de la Grande Guerre. Le plume de cet ancien officier fait ici merveille et délivre un récit haletant, et presqu’épuisant tant se succèdent les assauts et les combats. En cela, le livre retranscrit parfaitement le rythme effréné de cette dernière année de conflit et constitue une sorte de suite logique au passionnant et éminemment stimulant Rompre le front ? de R. Porte2.

Carte postale. Collection particulière.

C’est là du reste ce qui, à nos yeux, constitue la seconde vertu essentielle de ce volume : traiter des unités qui livrent le combat, optique qui a priori devrait constituer l’alpha et l’omega de l’histoire militaire mais qui, tout particulièrement en France, est singulièrement délaissée par la recherche académique au profit d’approches culturelles ou sociales du phénomène guerrier. Non pas que ces entrées ne soient pas intéressantes, et même fructueuses, mais en histoire comme en toute chose l’équilibre est bon et on ne peut que regretter que des entreprises historiographiques telles que celle engagée par M. Goya ne se comptent au final que sur les doigts d’une main. A bien y réfléchir, il est quand même assez étrange que, dans la mémoire collective, l’année 1918  se résume pour l’essentiel à l’Armistice du 11 novembre 1918 sans prendre en compte les armées qui, au fil de dizaines d'assauts et au prix de milliers de morts, ont, précisément, conduit à ce résultat.

Puisse donc cet ouvrage rencontrer un succès tel qu’il contribue à quelque peu corriger les représentations et instiller dans les mentalités une image plus conforme à la réalité de ce qu’est la sphère militaire française de la Grande Guerre. En effet, pour M. Goya, et c’est là la troisième dimension qui rend ces Vainqueurs essentiels, « l’armée française de 1918 est la plus moderne au monde » et ce au prix d’un vaste mouvement de transformation « [d’]une vigueur et [d’]une vitesse qu’aucune institution du pays, publique ou privée, ne parviendra à égaler par la suite » (p.8). Pour ceux qui connaissent cet auteur, ce plaidoyer ne constitue nullement une surprise puisqu’il était déjà largement développé dans un volume aujourd’hui devenu classique, La Chair et l’acier3. Ici le ton est vif et la démarche militante assumée, à tel point que l’historien explique en préambule du volume : « c’est pour réhabiliter la mémoire de cet homme [son grand-père] et de ses camarades que j’ai entrepris de me pencher sur leurs combats, non en reproduisant les récits déjà écrits mais en les expliquant, avec la rigueur scientifique nécessaire mais aussi l’empathie d’un soldat » (p. 11-12).

Carte postale. Collection particulière.

Pourtant, c’est sans doute là où le bât blesse. En effet, si l’on peut – et doit même quand on croit à la confrontation des points de vue comme moteur de production de connaissances – exprimer certaines réserves à propos des approches culturelles et sociales de la Grande Guerre, ce dont les pages de ce site se font par ailleurs régulièrement l’écho, on ne voit pas pourquoi certains travaux devraient être ignorés. Les choix opérés dans la bibliographie de fin de volume ne manquent ainsi pas de surprendre. Certes, celle-ci est « indicative » et on se doute bien que, comme souvent dans ce type de livres destinés au large public, l’éditeur a dû pousser à la concision. Pour autant, est-ce une raison pour ne pas mentionner les travaux d’un certain nombre d’auteurs évoluant autour du CRID 14/18, et notamment A. Loez, R. Cazals ou encore A. Lafon ?

Ces partis pris bibliographiques ne sont pas qu’affaire de correction puisqu’à l’évidence M. Goya, l’une des plus fines plumes françaises en matière d’histoire militaire, connaît parfaitement ces enquêtes. Pour autant, ils révèlent un biais qui, à notre humble avis, invite à nuancer la démonstration de l’auteur. Certes, on veut bien le suivre quand il affirme que l’armée française de 1918 est alors la plus moderne du monde. Pour autant, il n’en demeure pas moins que celle-ci n’est pas, également, sans rencontrer d’énormes difficultés qui, en creux, disent d’ailleurs celles encore plus énormes auxquelles sont confrontés les Allemands et les Austro-Hongrois. Or, en se privant de cette historiographie qui s’attache « aux conditions de vie dans les tranchées » (p. 13), voire même qui entend comprendre l’armée française de la Grande Guerre dans une perspective régimentaire, l’auteur se prive assurément de ressources qui auraient probablement conduit à un jugement plus nuancé.

Certes, et l’on veut bien encore une fois suivre M. Goya dans cette direction, les rangs tricolores en 1918 sont les plus modernes du monde. Mais ils sont aussi passablement éreintés, ce d’autant plus que les séquelles de la politique de récupération, du recrutement anticipé des classes d’âges, du retour rapide des blessés (p . 30) et de la réduction des durées d’instruction sont encore bien perceptibles pour qui sait les regarder. De la même manière, on a du mal a complètement suivre l’auteur lorsqu’il affirme que « la marine française a été innovante et finalement bien adaptée au nouveau contexte » (p. 73). C’est semble-t-il faire peu de cas de la brigade des fusiliers-marins commandée par l’amiral Ronarc’h et réinvestie à nouveaux frais par J.-C. Fichou dans une étude des registres de l’inscription maritime malheureusement insuffisamment connue4. D’ailleurs, il n’est sans doute pas anodin de constater qu’au final c’est plus en manœuvrant efficacement ses réserves qu’en attaquant frontalement que l’armée française parvient à renverser en 1918 la vapeur (p. 177) : un constat qui semble souligner toutes les limites de son potentiel offensif. M. Goya le concède d’ailleurs du bout de la plume, c’est bien en résistant aux poussées allemandes lors des multiples « batailles défensives » du printemps 1918 que la France parvient à l’emporter (p. 187).

Carte postale. Collection particulière.

Réelles, ces réserves n’entendent nullement disqualifier ces Vainqueurs, ouvrage que l’on ne saurait trop conseiller. Elles ont juste pour objet de rappeler qu’en histoire la variation des échelles est chose essentielle5 et que, fondamentalement, le dossier 1918, et plus largement encore celui de l’armée française dans la Grande Guerre, est loin d’être clos. En espérant toutefois que de nouveaux chercheurs daignent s’en emparer.

Erwan LE GALL

GOYA, Michel, Les Vainqueurs. Comment la France a gagné la Grande Guerre, Paris, Tallandier, 2018.

 

 

1 GOYA, Michel, Les Vainqueurs. Comment la France a gagné la Grande Guerre, Paris, Tallandier, 2018. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 PORTE, Rémy, Rompre le front ? Novembre 1914-mars 1918. Comment percer les lignes ennemies et retrouver la liberté de manœuvre, Saint-Cloud, SOTECA, 2016.

3 GOYA, Michel, La Chair et l’acier. L’invention de la guerre moderne, 1914-1918, Paris, Tallandier, 2004.

4 FICHOU, Jean-Christophe, « Les Pompons rouges à Dixmude : l’envers d’une légende », Guerres mondiales et conflits contemporains, n°240, 2010, p. 6-21.

5 Sur cette question on se permettra de renvoyer à LE GALL, Erwan et PRIGENT, François, « Pour une histoire locale de la France », in LE GALL, Erwan et PRIGENT, François (dir.), C’était 1958 en Bretagne. Pour une histoire locale de la France, Rennes, Editions Goater, 2018, p. 8-17.