Jérémie Halais et la subdivision de Granville : Jules Maurin 2.0

Tiré d’une thèse de doctorat soutenue brillamment en novembre 2016 à l’université de Caen, l’ouvrage que Jérémie Halais publie aux éditions OREP est un volume qu’il faut assurément connaître . Pendant 2.0 de l’œuvre séminale de Jules Maurin, heureusement rééditée en début de centenaire de la Première Guerre mondiale, ce livre centré sur le bureau de recrutement de Granville constitue l’un des rares outils permettant d’aborder quantitativement, à partir des fiches matricules du recrutement, l’implication d’un pan entier de la société française dans la Première Guerre mondiale et, plus particulièrement encore, la relation qu’entretient l’armée avec ses soldats (p. 33). D’ailleurs, la filiation intellectuelle avec l’historien languedocien est clairement assumée (p. 23), jusque dans le choix des bornes chronologiques : l’intention est bien de voir si les conclusions du maître sont ou non valides pour cette petite contrée normande de cette 10e région militaire néanmoins dite bretonne puisqu’ayant son siège à Rennes (p. 25).

Carte postale. Collection particulière.

On ne manquera toutefois pas de souligner l’étonnant paradoxe de cette magistrale enquête qui, ayant bénéficié d’outils informatiques autrement plus puissants que les fiches mécanographiques de Jules Maurin – celui-ci explique qu’il dispose d’un ordinateur d’une mémoire vive de 248ko… – n’en concerne pas moins qu’une seule subdivision, Granville donc, quand l’illustre aîné en traite deux, Mende et Béziers. Bien entendu, la faute n’en revient nullement à Jérémie Halais mais bien aux contraintes chronologiques draconiennes qu’impose le nouveau doctorat, quand une thèse d’Etat pouvait, elle, se préparer pendant une quinzaine d’années. Sans doute cruel, ce constat apparaît toutefois nécessaire pour appréhender à sa juste valeur ce travail qui, on ne le dira pas assez, est incontournable.

Reposant sur des données statistiques d’une grande diversité, le tableau que dresse Jérémie Halais des habitants de la subdivision de Granville permet de comprendre comment ceux-ci parviennent à se maintenir sous les drapeaux entre 1914 et 1918. Sans nier bien évidemment toute la dimension disciplinaire de l’institution militaire, force est néanmoins de constater que cette population, au tournant de la Belle époque, est avant tout légaliste (p. 45) et encore soumise à des autorités locales qui conservent toute leur influence (p. 47). Loin de l’univers totalitaire décrit par Frédéric Rousseau, l’auteur détaille parfaitement l’insertion de l’armée dans le tissus économique et culturel normand (p. 60 et suivantes), autant d’éléments qui fondent ce que Jules Maurin appelle une certaine « sensibilité ». Assurément, il y a là un habitus d’obéissance qui naît au moment du service militaire (p. 153) et dans lequel l’endurance combattante puise ses racines.

La mobilisation générale ne change en effet en rien le rapport des Granvillais à l’Armée et, reprenant les pas cette fois-ci de Jean-Jacques Becker2, Jérémie Halais décrit une population qui, loin de partir au front « la fleur au fusil », n’en est pas moins résignée mais résolue (p. 194), angoissée mais calme (p. 169), triste mais patriote (p. 175). Néanmoins, aux sombres heures de l’été 1914 succèdent rapidement celles, non moins obscures, d’un conflit qui s’enlise de manière aussi imprévisible qu’inéluctable dans la glaise des tranchées. En conséquence, la contribution à la guerre de la subdivision de Granville est d’autant plus lourde – 39% d’évacués (p. 225) – que cette population est très majoritairement rurale (p. 36) et donc versée dans l’infanterie (p. 133 et 205). Pourtant, malgré l’horreur des tranchées, l’obéissance reste de mise et les prévenus traduits en conseil de guerre ne représentent que 2% des mobilisés (p. 243). En définitive, les maîtres-mots de l’endurance combattante semblent bien être « accommodation aux conditions de survie » et, quand les circonstances le permettent, « contournement du danger » (p. 356).

Carte postale. Collection particulière.

Exigeant, dense, pour ne pas dire parfois rêche, fourmillant de chiffres et de donnée statistiques, le livre de Jérémie Halais, bien que richement illustré – une mention particulière doit être accordée à la très belle cartographie – et bénéficiant d’une mise en page des plus agréables, est d’autant plus remarquable qu’il se lit agréablement. C’est en définitive un livre unique en son genre, fruit d’un travail en archives véritablement colossal et d’une analyse alliant rigueur et finesse. A n’en pas douter cette enquête fera date et comptera parmi les plus marquantes publiées à l’occasion du centenaire de la Première Guerre mondiale. C’est un futur classique qu’il faut indéniablement connaître et l’on ne peut qu’inviter les passionnés de 14-18, et d’histoire de manière plus générale, à se plonger dans ce fascinant volume.

Erwan LE GALL

 

HALAIS, Jérémie, Des Normands sous l’uniforme 1899-1919. De la caserne à la Grande Guerre, Bayeux, OREP Editions, 2018.

 

 

 

1 HALAIS, Jérémie, Des Normands sous l’uniforme 1899-1919. De la caserne à la Grande Guerre, Bayeux, OREP Editions, 2018. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 BECKER, Jean-Jacques, 1914, Comment les français sont entrés dans la guerre, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1977.