La légende Leclerc

Il fut un temps où les généraux étaient célébrés, admirés, tels de véritables héros. Joffre, Pétain, Foch, de Gaulle, … tous sont l’objet d’une véritable ferveur populaire qu’il n’est sans doute pas incongru d’associer à une certaine forme de culte de la personnalité. Leclerc n’échappe pas à cette règle. C’était d’ailleurs l’un des mérites de l’exposition présentée en 2002 par le musée dirigé par C. Levisse-Touzé que de montrer à quel point celui qui nait sous le nom de Philippe de Hauteclocque est montré en exemple à la jeunesse française d’après-guerre1 : Tintin retrace son histoire en bande-dessinée en 63 épisodes, Bayard l’honore également tandis que la Bibliothèque verte, sous la plume de Jean d’Esme lui consacre une biographie2.

Relire cet ouvrage est aujourd’hui du plus haut intérêt. En effet, un œil averti peut déceler en quoi Leclerc n’est au final dans ce livre qu’un prétexte, l’essentiel étant de délivrer à la jeunesse un discours politique très pointu, tant en ce qui concerne la mémoire de la Seconde Guerre mondiale qu’à propos du monde que Yalta forge.

Coverture du Leclerc de Jean d'Esme.

Deux syllabes lumineuses pour une France au combat

Rallié au général de Gaulle dès juillet 1940, Philippe de Hauteclocque dit Leclerc compte assurément parmi les figures majeures de la France Libre. Or cette biographie est publiée en 1949, soit à peine quatre ans après la fin de la Seconde Guerre mondiale. En France, ces années sont synonymes d’un terreau mémoriel – ce que D. Peschanski nomme un régime de mémorialité –favorable pour de telles entreprises littéraires, « entre mythe résistancialiste, irénisme des pouvoirs publics en charge des politiques du souvenir et publication de témoignages emblématiques ». C’est précisément à cette période que prospère une véritable mystique de la Croix de Lorraine, faisant du Français Libre une sorte de preux chevalier des années 1940, pour reprendre l’expression de Thierry d’Argenlieu3.

L’ouvrage de Jean D’Esme ne fait ici pas exception, érigeant les hommes de Leclerc en soldats d’une « singulière croisade à rebours qui, partant des terres lointaines, s’élance à la reconquête de la France tombée au pouvoir des barbares » (p. 23).

Dans ce contexte, leur chef ne peut être qu’un individu extraordinaire, doté de facultés hors du commun. En effet, Leclerc est dès 1940 « celui qui montre la voie et qu’on suit parce qu’on sait qu’il a toutes les qualités des grands conducteurs d’hommes » (p. 37). De même, on peut lire dans cet ouvrage que « Leclerc est partout à la fois, veille à tout, dirige tout, coordonnant les efforts, soutenant les volontés, encourageant les forts, galvanisant les faibles, harcelant les mous » (p. 47). L’éloge est tel que la seule limite hagiographique semble résider en la figure indépassable du général de Gaulle. Mais celle-ci est tellement haute dans le panthéon des gloires de la France de l’immédiat après-guerre que Jean D’Esme peut avec un absolu sérieux écrire (p. 27) :

« Leclerc !
Ce nom inconnu hier encore, est aujourd’hui sur toutes les lèvres. D’un bout à l’autre de l’AEF – du Tibesti dressé en plein désert tel un bastion avancé en face du Fezzan et de la Tripolitaine italienne, jusqu’à l’extrême pointe du Congo et du Gabon, au rebord de l’océan – on se répète les deux syllabes lumineuses. »

Bien entendu, Jean D’Esme ne nie pas les qualités des hommes de la « force L. » puis de la 2e division blindée. Mais à l’en croire, les succès acquis sont d’abord ceux de « Leclerc, Leclerc qui – par son prestige, par l’action de son exemple comme soldat et comme chef, par la mystique de gloire qu’il a créée dans sa troupe grâce à ses victoires répétées, par le rayonnement de légende qui, dès le début, l’auréolait – constitue pour ceux qui servent sous lui le modèle et le pôle vers quoi convergent tous les regards et tous les élans » (p. 194).

Le général Leclerc en compagnie de quelques hommes. Wikicommons.

Certes, la sincérité de ces écrits n’est sans doute pas à remettre en question et il est plus que probable que l’auteur éprouve une véritable admiration pour Philippe de Hautecloque. Pour autant, ces lignes dignes du plus pur réalisme soviétique ne doivent pas être reléguées au rang de canons stylistiques périmés. En effet, l’éloge est ici remarquable en ce qu’il permet de soigneusement éviter les sujets qui fâchent. Ainsi, à en croire Jean D’Esme, le magnétisme personnel de Leclerc fait que l’AEF est, dès les premières heures de l’été 1940, toute entière gaulliste (p. 8 et suivantes). En d’autres termes, en se focalisant sur la figure du héros, on tait Vichy. Il s'agit bien de réaffirmer l'honneur flétri, l'amour-propre meurtri des Français, quitte à encenser exagérément les ennemis comme à Koufra (p. 53). Semblable procédé rhétorique est d’ailleurs utilisé au moment de la période particulièrement critique de la fusion entre troupes giraudistes et gaullistes, éludée au profit de l’éloge de Leclerc (p. 192). Il en résulte un récit complètement daté de cette partie du second conflit mondial, où les spécificités du nazisme (racisme, antisémitisme…) et du fascisme sont complètement passées sous silence, au profit de la vision très gaullienne d’une guerre européenne de trente ans.

Pour une approche régionale

Aussi cet ouvrage de littérature jeunesse ne se limite pas – malgré son titre – à la seule figure héroïque de Leclerc. C'est le  récit d'un pan entier de la France Libre que dresse ici Jean D'Esme,  instillant l'idée d'une France combattante et héroïque comme pour mieux refouler Vichy4. On s'attachera cependant à relever, dans la suite de nos travaux entrepris avec M. Bourlet et Y. Lagadec pour une approche régionale de la Grande Guerre, le statut particulier accordé aux provinces. La scène se passe à Noël 1942. Jean D’Esme décrit une veillée de la troupe dans le désert lybien et le sermon du R. P. Finet (p. 161-162)5 :

« Chacun l’écoute, chacun prie. Au fond des mémoires remuent des souvenirs lointains ou proches. Des images passent en un émouvant défilé de visions. Paysages harmonieux de l’Ile-de-France ; landes et rochers de la Bretagne ; décors tourmentés de la Savoie, des Vosges, de l’Alsace et de la Lorraine ; sites lumineux et gais de la Provence ; belles et grasses vallées du Berry et de la Normandie ; causses sauvages, torrents tumultueux des Pyrénées, et le Maine, et l’Anjou, et la Touraine, l’Artois et l’Auvergne…
Toutes les provinces de chez nous sont là, au fond des pensées et des cœurs. Sur ce coin de vaste désert africain, la France toute entière surgit pieusement, fervemment évoquée. »

Avec cette  dernière phrase, Jean D'Esme  suggère que c'est bien l'ensemble des provinces françaises qui  participent à la France Libre.

Insigne de la 2e DB. Wikicommons.

On retrouve d'ailleurs la même idée p. 180, en un habile détournement d'un célèbre discours de Pétain :

« Et sur la modeste croix de bois surmontant chacune de ces tombes éparpillées tout au travers du bled tunisien de Ksar-Rhilane au Matleb, un nom… une phrase…
Colloch, Rollin, Vigouroux, Gué, Colin, Urbani, Horellou, Bonnard, Romano, Savary, d’Abzac, de Heering, Danis, – morts pour la France.
Si les noms issus de tous les vieux terroirs natals changent la phrase, elle, demeure toujours la même, car de quelque province qu’ils fussent, c’est la France qu’ils servaient et c’est à la France qu’ils ont fait le don de leur personne ! »

De tels procédés rhétoriques sont en complet décalage avec la réalité statistique qui peut émaner de sources telles que la fameuse liste Ecochard6.

A  une France Libre essentiellement bretonne et coloniale7, du point de vue démographique, est substituée  une image d'une troupe représentative de l'ensemble des provinces  françaises. On peut bien sûr, à la suite des travaux d’A.-M. Thiesse8, y voir l’écho d’un certain discours, propagé notamment par l’école de la IIIe République, pour qui la France est la « synthèse harmonieuse » d’appartenances régionales qui n’ont de destin viable en dehors de la communauté nationale. Mais il est un fait que de tels procédés rhétoriques ne sont pas exceptionnels,  l'image sociale du point de vue régional d'une unité ou d'un corps de troupe n'étant pas  nécessairement le reflet exact de sa démographie9.

La France et son Empire

De même, il est intéressant de voir comment dans cet ouvrage l'épopée de la France Libre est basée, à travers Leclerc, sur la guerre de mouvement ce qui, indiscutablement la distingue du Premier conflit mondial, des années d'après-guerre et donc de Pétain, comme un hommage à peine subliminal au général de l'armée blindée qu'est Charles de Gaulle. C'est d'ailleurs Vers l'Armée de métier qui est cité lorsque Jean D'Esme explique à propos de Kouffra que « la guerre du désert, la guerre de surprises, ne peuvent trouver leur instrument que dans le moteur – dans ce moteur qui en son enveloppe concentre une force immense » (p. 52). C’est que tournant résolument le dos à la première partie du XXe siècle, ce livre est, malgré ce que pourrait laisser sous-entendre son titre, un manifeste pour le monde d’après la Seconde Guerre mondiale.

Or en 1949, l’un des problèmes principaux que doit affronter la France est celui de la décolonisation. Jean D'Esme est d’ailleurs un colonial – né à Shangai, il est diplômé de la section indochinoise de l’Ecole coloniale et consacre l’essentiel de son œuvre littéraire à l’Empire – et cela se ressent dans nombre de descriptions qu'il donne du Cameroun, du Maroc, du Tchad, du Feezan... , avec ce que cela suppose d'exotisme. Ces contrées lointaines ne sont d’ailleurs pas, aux dires de l'auteur (p.14, 47...), sans influence positive sur les acteurs, pourvus qu'ils soient blancs, comme dans une redite de la théorie des climats10. Bien entendu, l'œuvre coloniale est régulièrement magnifiée dans cet ouvrage, comme dans le cas de ce village devenu sous influence française « une véritable cité moderne avec des rues, des places, des boutiques, des maisons et des bureaux, un cercle, une chapelle et même une glacière, capturée à Koufra aux Italiens » (p. 107). On ne s’étonnera donc pas que l'arrivée en Tunisie des hommes de la « force L. » soit perçue comme la « reprise d'une partie du patrimoine national » (p.173). En anticipant quelque peu, on écrirait presque que pour Jean D'Esme, l'Afrique du nord c'est la France: ainsi, par rapport au Tchad (p. 175)

« La guerre prend un aspect nouveau dans un pays différent. L’eau maintenant n’est plus une matière précieuse et rare. La vue d’un arbre feuillu, d’un buisson vert, d’un tapis d’herbe fraîche, devient chose banale. Les oiseaux – les oiseaux familiers de France – s’envolent et pépient de toutes parts. »

Aussi ne faut-il pas s'étonner de lire ces lignes à propos de la capitale de la Tunisie (p.188) :

« Tunis, l’une des trois capitales de l’Afrique du Nord, Tunis d’où, en quelques heures, les paquebots naguère vous emmenaient à Marseille, Tunis qui, par sa proximité, par son aspect de grande métropole moderne, n’est jamais apparue aux Français que comme une des cités méridionales de la France. Tunis enfin qui est déjà un peu la France elle-même ! »

Pour Jean D’Esme, l’histoire de Leclerc est donc indissociable d’un certain ordre colonial. Si le récit qu’il donne de la prise de Koufra (p. 78/80) peut être compris comme une prise en compte opportuniste des exigences raciales des Italiens lors de leur reddition, doute n’est en revanche plus permis lorsque vient le moment de la guerre d’Indochine.

En tripolitaine. Illustration du livre de Jean d'Esme.

Celle-ci est en effet placée, selon cet ouvrage, sous l’égide de la « défense de la France et de son œuvre colonisatrice » (p. 234). A en croire l’auteur, le programme de Leclerc est d’ailleurs assez simple : « c’est [une] minorité de chefs qu’il faut vaincre par les armes en même temps qu’il est nécessaire de ramener à nous les populations du Viet-Minh ou enrôlées de force, par la terreur, dans ses rangs » (p. 238). A nul moment il n’est question des volontés qui apparaissent aux yeux de beaucoup comme légitimes des peuples indochinois d’accéder à l’indépendance.

Derrière une innocente couverture de la Bibliothèque verte se cache donc en réalité un ouvrage du parti colonial à destination de la jeunesse. C’est bien un livre sur les défis qui se présentent à la France de 1949 qu’écrit ici Jean D’Esme, et non une simple biographie d’un héros de la Seconde Guerre mondiale. Or la décolonisation ne peut être déconnectée d’un certain contexte de guerre froide, dimension importante dans un pays où le tripartisme est rompu depuis 1947 et qui n’est pas sans rejaillir sur le récit qui est donné. Ainsi il n’est jamais question de l’URSS dans cet ouvrage mais de l’Allemagne et de son « acolyte russe » (p. 8 et 35), ce qui renvoie de facto les communistes aux contradictions du pacte germano-soviétique. De même, lorsque la Résistance intérieure est évoquée, notamment à propos de la libération de Paris, toute orientation politique qui pourrait suggérer ou rappeler l'action des communistes au sein de l'armée des ombres – le parti des 75 000 – est tue. Seuls les FFI trouvent grâce aux yeux et à la plume syncrétique de Jean D'Esme. C’est assurément ce qui fait de cet ouvrage une très intéressante source pour qui s’intéresse à la France de la seconde partie du XXe siècle.

Erwan LE GALL

 

D’ESME, Jean, Leclerc, Paris, Hachette, 1949.

1 LEVISSE-TOUZE, Christine, Philippe Leclerc de Hauteclocque (1902-1947), La légende d’un héros, Paris, Tallandier, 2002, p. 151-153.

2 D’ESME, Jean, Leclerc, Paris, Hachette, 1949. Afin de ne pas surcharger l’appareil critique, les références à cet article seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

3 LE GALL, Erwan, « L’engagement des Français Libres : une mise en perspective », in HARISMENDY, Patrick et LE GALL, Erwan, Pour une histoire de la France Libre, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2012, p. 29-30.

4 Sur cette question, confere l’étude classique de ROUSSO, Henry, Le syndrome de Vichy de 1944 à nos jours, Paris, Seuil, 1990.

5 Sur le R. P. Finet et les aumôniers de la France Libre http://www.1dfl.fr/decouvrez-ses-unites/aumonerie/

6 http://www.charles-de-gaulle.org/pages/la-memoire/accueil/organismes/liste-des-volontaires-des-forces-francaises-libres.php

7 Sur cette question MURACCIOLE, Jean-François, Les Français Libres, L’autre résistance, Paris, Tallandier, 2009.

8 THIESSE, Anne-Marie, Ils apprenaient la France. L’exaltation des régions dans le discours patriotique, Paris, Editions de la Maison des sciences de l’homme, 1997.

9 Sur cette question on se permettra de renvoyer à LE GALL, Erwan, « Saint-Malo, la Bretagne, la France : des multiples inscriptions territoriales du 47e régiment d’infanterie », in BOURLET, Michaël, LAGADEC, Yann et LE GALL, Erwan, Petites patries dans la Grande Guerre, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013, p. 63-79.

10 Sur cette question, LE GALL, Erwan, « Lire L’héroïsme de nos frères canadiens dans le cadre d’une approche régionale de la Grande Guerre »,  En Envor, revue d’histoire contemporaine en Bretagne, n°2, hiver 2013, en ligne.