Le poids des photographies de la Grande Guerre

Rendant compte de l’excellent ouvrage sur Le soldat et la mort dans la Grande Guerre dirigé par Isabelle Homer et Emmanuel Pénicault1, nous n’avions rien  dit de la communication co-signée par Joëlle Beurier sur « L’ombre portée de la représentation de la mort », propos s’attachant notamment à l’étude des manuels scolaires. A partir d’un impressionnant corpus d’illustrés publiés pendant la Grande Guerre, l’auteure affirme que non seulement les civils français sont bien conscients de la réalité de la mort de masse sur champ de bataille, y compris dans ses détails les plus triviaux, mais que « l’apparente structuration du débat historiographique récent entre partisans de la contrainte et tenants du consentement illustre le fait que, cent ans après, ce grand refoulement n’a toujours pas disparu »2. Si le champ d’étude que constitue la période 1914-1918 est réputé pour être « dynamique », de telles charges sont rares – d’autant plus que l’assertion mériterait assurément discussion – et du coup nous a donné envie de découvrir l’ouvrage Photographier la Grande Guerre que Joëlle Beurier vient de faire paraître aux excellentes Presses universitaires de Rennes3.

Courcelles-Epayelles, dans l'Oise: Cadavre de soldat allemand dans un trou (12 août 1918). BDIC: VAL 276/194.

Avouons-le d’emblée, rendre compte d’un volume d’une telle densité en quelques lignes est une gageure. Retenons toutefois deux éléments – parmi bien d’autres – qui nous semblent particulièrement intéressants. Le premier est la façon dont l’auteure montre combien les premiers mois de la guerre, du point de vue de la presse illustrée, loin de marquer une rupture complète avec le temps de paix, s’insèrent au contraire dans une grande continuité (p. 33):

« Il faut revoir le poncif d’une propagande imposée par l’Etat et l’armée dès 1914. Les thématiques hagiographiques comme la tonalité enjouée de certains reportages perpétuent simplement des lignes éditoriales antérieures, et une culture que partagent tous les lecteurs. »

Une telle manière de voir accorde une large place à la continuité des représentations mentales de la guerre sur la période 1870-1914 (p. 75, 109), ce qui nous semble-t-il n’est pas sans faire écho à notre propos consistant à ériger la guerre franco-prussienne en « protoculture » de 14-184.

Autre point particulièrement intéressant, les différences culturelles qui opposent les presses illustrées françaises et allemandes, la première n’hésitant pas à très tôt montrer des cadavres tandis que de tels clichés relèvent outre-rhin du tabou (p. 190). Ce que montrent les magazines, c’est une mort sans dépouilles, glorifiant le sacrifice pour la patrie (p. 209) – comme dans les autres pays du reste – ce qui permet à Joëlle Beurier de savants liens avec l’œuvre de l’historien George Mosse5.

On pourra toutefois émettre quelques réserves sur le postulat de départ de l’auteure qui, se basant sur l’important lectorat des illustrés, des deux côtés du Rhin, affirme que leur étude permettra « de statuer définitivement sur ce que savaient réellement les civils français et allemands de la brutalité de ce conflit moderne » (p. 19). C’est à notre sens faire peu de cas d’autres médias tels que les photographies privées non pubiées, les cartes postales ou le cinéma mais c’est surtout reléguer à un très lointain arrière-plan les échanges entre l’arrière et le front, que cela la soit par le courrier ou lors des permissions. Indubitablement, les soldats « racontent », même si c’est pour dans le même instant rappeler, à l’instar du sapeur lamballais Eugène Lasbleis, qu’eux « ne risquent rien ». L’oubliant, et affirmant même que le degré de représentation de la mort dans les journaux permet « d’évaluer le degré de franchise d’une société en guerre » (p. 189), Joëlle Beurier avance que « le public allemand n’a qu’une idée très vague des souffrances des soldats » (p. 317) ou encore que « la presse illustrée [montre] à quel point la société allemande, privée de témoignages photographiques sur la violence matérielle, ne peut pas vibrer à l’unisson des combattants » (p. 320).

Le terrain bombardé ; cadavre français dans un trou d'obus sur l'ouvrage Adalbert, au sud du fort de Douaumont, le 24 décembre 1916. BDIC: VAL 206/054.

On le voit, cet ouvrage risque d’être d’autant plus discuté que la méthodologie peut, çà-et-là, interroger. Tentant courageusement – car la tâche est loin d’être aisée – d’interroger la réception de ces photographies publiées par les illustrés de la Grande Guerre en France et en Allemagne, l’auteure base son propos sur quelques témoignages, tous issus de milieux artistiques et culturels – dont le briochin Louis Guilloux (p. 322) – ce qui n’est pas sans introduire un biais certain (p. 315-331). Ainsi, lorsqu’elle affirme que « la guerre de mouvement […] ne fabrique pas de paysages chaotiques », on peut opposer un certain nombre de témoignages de combattants du 47e régiment d’infanterie qui, après la bataille de la Marne et au moment de remonter vers le fort de la Pompelle, à la mi-septembre 1914, montrent bien que ces hommes, pour la plupart de simples paysans, ont justement l’impression d’évoluer en plein chaos6. En d’autres termes, au poids des photos, Joëlle Beurier ajoute le choc des mots, sans complètement convaincre.

Erwan LE GALL

BEURIER, Joëlle, Photographier la Grande Guerre. France-Allemagne. L’Héroïsme et la violence dans les magazines, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016.

 

 

 

1 HOMER, Isabelle et PENICAULT, Emmanuel, Le Soldat et la mort dans la Grande Guerre, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016.

2 Ibid, p. 260.

3 BEURIER, Joëlle, Photographier la Grande Guerre. France-Allemagne. L’Héroïsme et la violence dans les magazines, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

4 « Eriger 1870 en fondement d’une protoculture de la Première Guerre mondiale : l’exemple breton », En Envor, Revue d’histoire contemporaine en Bretagne, n°4, été 2014, en ligne.

5 MOSSE, George Lachmann, De la Grande Guerre au totalitarisme, la brutalisation des sociétés européennes, Paris, Hachette, 1999.  

6 LE GALL, Erwan, Une entrée en guerre. Le 47e régiment d’infanterie de Saint-Malo au combat (août 1914 – juillet 1915), Talmont-Saint-Hilaire, éditions CODEX, 2014, p. 107-109.