Menu 3 étoiles : Manger et boire entre 1914 et 1918

L’ouvrage publié sous la direction de C. Poulain par la Bibliothèque municipale de Dijon compte assurément parmi les grands succès de ce centenaire de la Première Guerre mondiale1. Ce très beau livre réussit en effet le tour de force d’être à la fois une efficace opération de transmission à destination du plus large public2 et un volume qui apporte une contribution non-négligeable à l’historiographie sur un sujet pour l’instant peu défriché, l’alimentation entre 1914-19183.

Carte postale. Collection particulière.

Un tel objet historique peut paraître anecdotique, pour ne pas dire accessoire. Or, en deux communications d’une rare limpidité, E. Cronier, à qui l’on doit une remarquable thèse sur les permissionnaires4, rappelle qu’il n’en est rien. La nourriture, et plus particulièrement encore le pain, se révèle en effet, dans une perspective comparatiste, un excellent indicateur des différences de niveau de vie pendant le conflit entre la France et l’Allemagne (p. 13). Le chiffre de 700 000 Allemands qui seraient morts de faim pendant la Première Guerre mondiale (p. 11) est à cet égard particulièrement éloquent. Mais, par ailleurs, la cuisine se révèle être l’agent d’une puissante répartition sexuée des rôles sociaux (p. 135) annonçant, d’une certaine manière, la fin de la parenthèse émancipatrice qu’a pu constituer pour certaines femmes la Grande Guerre.

La nourriture se révèle donc être un champ historique particulièrement complexe, qui ne saurait s’évaluer que d’un strict point de vue calorifique. C’est ce que résume efficacement M. Michel en rappelant que « le rêve du biffin n’est pas seulement de bouffer assez, il faut aussi bouffer bien » (p. 52). Ce faisant, influant directement sur le moral des troupes, l’alimentation se fait donnée éminemment culturelle, lien vers la petite patrie rappelé par R. Cazals (p. 35, à propos de la Bretagne), prise en compte des habitudes culinaires spécifiques des troupes coloniales (p. 51) ou outil de management à disposition des officiers de contact (p. 68-69).

La question de ce que mangent – et boivent – les poilus est d’autant plus difficile à appréhender qu’aux rations officielles viennent s’ajouter les innombrables colis qui enrichissent l’ordinaire. Sans doute sont-ce ceux-ci qui invitent M. Llosa à avancer qu’une « véritable cuisine de tranchée voit le jour au cœur du front » (p. 41), assertion qui mériterait nous semble-t-il d’être discutée tant ces envois ont pour fonction de renvoyer aux pratiques de temps de paix. Il n’en demeure pas moins qu’A. Rassmussen montre bien combien les préceptes nutritionnels ayant cours au sein de l’Armée française de la Grande Guerre empruntent à « l’alimentation rationnelle » théorisée à la Belle époque (p. 58). Seul l’alcool semble au final faire ici exception, C. Ridel rappelant que les normes du temps de guerre sont diamétralement opposées à celles du temps de paix (p. 68).

Carte postale. Collection particulière.

Riche en ce qui concerne le front, cet ouvrage est tout autant stimulant au moment d’examiner l’arrière. C’est ainsi qu’E. Cornier remet fortement en cause l’efficacité des recettes de restriction nées de la Grande Guerre, les économies annoncées par quelques-uns des livres spécialement publiés pour l’occasion se révélant en réalité bien relatives (p. 132/133), certains plats nécessitant des œufs en grand nombre alors que cette denrée compte parmi celles dont le prix augmente considérablement pendant le conflit. Superbement illustré et particulièrement riche, cet ouvrage est à la hauteur du sujet qu’il entend défricher et constitue une référence que l’on ne peut que conseiller.

Erwan LE GALL

POULAIN, Caroline (dir.), Manger et boire entre 1914 et 1918, Snoeck / Bibliothèque municipale de Dijon, Gand/Dijon, 2015.

 

 

1 POULAIN, Caroline (dir.), Manger et boire entre 1914 et 1918, Snoeck / Bibliothèque municipale de Dijon, Gand/Dijon, 2015. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 Une mention toute particulière doit être faite des dégustations publiques proposées en partenariat avec les enseignants et les élèves du lycée Le Castel de Dijon (p. 15).

3 Parmi les rares références existant, signalons Serventi, Silvano, La Cuisine des tranchées. L’alimentation en France pendant la Grande Guerre, Bordeaux, Editions Sud-Ouest, 2014.

4 CRONIER, Emmanuelle, Permissionnaires dans la Grande Guerre, Paris, Belin, 2013.