Poursuivre la guerre derrière les barbelés ? Les carnets d’Hugo Ringer, interné du camp du Jouguet

La publication de témoignages constitue à n’en pas douter un enjeu d’importance. On sait par exemple tout ce que l’historiographie de la Grande Guerre doit à ce type de sources. Aujourd’hui, les carnets du caporal Barthas sont devenus un véritable classique de la littérature française et les témoignages de poilus se comptent par centaines, et ont même été répertoriés dans un dictionnaire qui leur est spécifiquement dédié. Certes, on sait combien l’emploi de ces archives est délicat mais il n’en demeure pas moins qu’elles constituent une porte incontournable d’accès au réel. C’est ce que démontre avec brio le Boulevard des étrangers publié par Les Archives dormantes, jeune maison d’édition bretonne animée avec talent par Léna Jestin1.

Le Jouguet à Saint-Brieuc où est installé le camp où est interné Higo Ringer. Carte postale. Collection particulière.

Si ce texte doit impérativement être connu, c’est avant tout parce qu’il est extrêmement rare. En effet, si l’histoire de l’internement administratif des « indésirables » étrangers pendant la Première Guerre mondiale est désormais connue, on ne dispose que de peu de témoignages sur ce volet du conflit. On mesure donc vite que ces carnets rédigés par Hugo Ringer, allemand né à Lodz en 1880 et installé à partir de 1912 en France, d’abord à Paris puis à Amiens (p. 13), dépasse de très loin le cadre du seul camp du Jouguet, à Saint-Brieuc, où il est interné à partir de septembre 1914 (p. 35). Grand connaisseur de cet aspect du conflit, Ronan Richard, heureusement sollicité par Les Archives dormantes pour la publication de cette archive, rappelle dans la préface du volume combien les logiques d’assignation ayant conduit Hugo Ringer à Saint-Brieuc renvoient à une certaine actualité. Ainsi, ce texte témoignerait « de cette suspicion attachée aux migrants et aux errants et de cette propension des populations et des Etats à conjurer leurs grandes peurs par l’exclusion ou l’enfermement massif de toute altérité, nationale, sociale ou morale » (p. 15).

Toutefois, comme tout témoignage, ces carnets se révèlent difficiles d’emploi et la réalité est sans doute plus complexe qu’il n’y parait de prime abord. Victime, Hugo Ringer l’est assurément et il décrit avec précision les difficiles conditions de détention des internés du Jouguet : le froid, la faim, l’enfermement et la promiscuité et, plus que tout encore, l’ennui. L’auteur le résume d’ailleurs assez bien (p. 69) :

« Toit cela mis à part, les journées défilent, uniformes et monotones. On ne vit pas, on végète. Dormir, manger, boire, se promener un petit peu, jouer, discuter, voilà l’occupation principale de la plupart d’entre nous. »

Plus loin, Hugo Ringer explique que ses « lignes sont exclusivement consacrées, comme d’habitude, à nos petites souffrances et à nos petites joies quotidiennes dans notre camp » (p. 146). Mais reste à savoir quel statut attribuer à ce propos. S’agit-il classiquement d’une écriture de soi, geste motivé par une expérience hors du commun et source d’une profonde souffrance, ou faut-il y voir d’autres intentions, plus patriotiques ?

Il est en effet permis de se poser cette question tant les carnets d’Hugo Ringer transpirent la culture de guerre. La réalité qu’il décrit n’est en effet pas totalement inédite et, non sans un certain talent, il évoque la victoire des solidarités nationales sur les alliances transfrontalières – « en une journée, en une nuit, des amitiés qui duraient depuis des années se sont transformées en hostilités féroces » (p. 23) – une dimension particulièrement bien mise en évidence par Bertrand Goujon à propos de l’aristocratie. Mais s’il dénonce cette situation, il n’est pas non plus sans apporter à cet édifice sa propre pierre en invoquant les manquements à « l’honneur de la France » (p. 23), les « traitements et brimades » infligées aux  internés au « mépris de toute civilisation » (p. 24), autant d’éléments qui constituent « une véritable barbarie, indigne d’une nation qui veut toujours se considérer comme la première » (p. 27). Si ce registre semble s’atténuer avec le temps, les attaques n’en demeurent pas moins réelles et continues tout au long des carnets. En novembre 1914, Hugo Ringer dénonce les « fonctionnaires fanatiques » (p. 45) pour mieux dénigrer quelques jours plus tard l’apparence des territoriaux chargés de garder les internés du camp du Jouguet : « Ils ne ressemblent vraiment pas à des militaires prussiens, à commencer par leur apparence extérieure qui n’a strictement rien de l’uniforme propre, bien arrangé et homogène du soldat allemand » (p. 61). En 1916, quelques jours seulement avant son transfert en Suisse, il oppose « la justice française », évidemment fallacieuse, à la « solidarité allemande » (p. 227). Tout porte d’ailleurs à croire qu’Hugo Ringer n’est pas vraiment un cas isolé. C’est ainsi qu’on apprend grâce à lui que la victoire austro-hongroise de Lvov, en mai 1915, est abondement célébrée par les internés du Jouguet (p. 155-156). Un tel comportement n’est pas neutre et atteste, à n’en pas douter, de la survivance derrière les barbelés de sentiments patriotiques. Quelques jours plus tôt, d’ailleurs, l’entrée en guerre de l’Italie contre l’Autriche-Hongrie suscite, selon l’auteur, « l’indignation générale » (p. 151).

Internés du camp du Jouguet. Archives départementales des Côtes d'Armor.

Cette dimension est d’autant plus importante qu’Hugo Ringer, à l’évidence, écrit pour être lu. Pendant l’été 1915, il explique (p. 199-200):

« Sur les pages précédentes, j’ai tenté de brosser l’image de ce qui est notre vie et notre activité ici. J’espère que j’y ai réussi et que chaque lecteur pourra se placer en pensée dans notre situation. »

Grâce à Ronan Richard et aux Archives dormantes, qui ne semblent jamais autant avoir mérité leur nom, les carnets d’Hugo Ringer sont désormais accessibles au plus grand nombre. Pour autant, leur lecture demeure nébuleuse : s’agit-il de la complainte d’un interné allemand, homme victime d’une guerre en cours de totalisation qui assigne un camp aux individus en fonction de leur nationalité ou sommes-nous en présence d’une personne qui, malgré l’enfermement, essaye coûte que coûte de « faire son devoir » patriotique en dénonçant les atteintes au « droit » et à la « civilisation » dont il est victime ? Et dans ce dernier cas, quelle valeur faut-il accorder à ces carnets ? Sont-ils le reflet exact des convictions d’Hugo Ringer où procèdent-ils au contraire d’un savant calcul, l’auteur s’attendant à devoir « rendre des comptes » et justifier de son patriotisme une fois la guerre gagnée ? Autant de questions auxquelles il est pour l’heure impossible de répondre mais qui soulignent, en creux, l’importance de cette archive qui, indéniablement, mérite d’être connue.

Erwan LE GALL

RINGER, Hugo (adapté et annoté par RICHARD, Ronan), Boulevard des étrangers, Saint-Brieuc, Les Archives dormantes, 2018.

 

 

 

1 RINGER, Hugo (adapté et annoté par RICHARD, Ronan), Boulevard des étrangers, Saint-Brieuc, Les Archives dormantes, 2018. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.