Relire le Front populaire à la lumière d’Antonio Gramsci

Issu d’une thèse de doctorat effectuée sous la direction de Christian Bougeard et soutenue en novembre 2015, le « Finistère du Front populaire » que publie Jean-Paul Sénéchal est un livre important1. Ce spécialiste des crises sociales et politiques, à qui l’on doit notamment un remarquable article sur l’impact du 13 mai 1958 publié dans le 11e numéro d’En Envor, revue d’histoire contemporaine en Bretagne2, offre avec ce volume une étude particulièrement fouillée qui, gageons-le, constituera un outil de travail indispensable à toutes celles et ceux qui s’intéressent au Finistère des années 1930, et plus largement à la Bretagne. Mais l’intérêt de cet ouvrage ne saurait se limiter à une approche décentrée, démarche dont nous avons la conviction qu’elle est non seulement féconde mais qu’elle constitue un ressort essentiel du renouvellement des connaissances3.

A Brest, groupe de marins prenant la pose, mars 1936. Collection particulière.

Car à la minutie rigoureuse du dépouillement des archives, Jean-Paul Sénéchal conjugue une lecture originale produisant un relief qui ne manquera pas de susciter quelques commentaires. C’est en effet au prisme d’Antonio Gramsci, célèbre intellectuel marxiste italien, que l’historien analyse le « moment 1936 »4 dans le département du Finistère. Ainsi, le territoire est synthétisé en deux gigantesques blocs concurrents qui, à la manière de plaques tectoniques, ne peuvent faire autrement que d’entrer en collision, produisant de ce fait des chocs d’intensité variable. Au fil de ces quelques 390 pages particulièrement denses, c’est donc bien de domination et de rapports de force dont il est question (p. 17-22).

Il est vrai que particulièrement contrasté, ce département se prête bien à une telle analyse. Il en résulte un espace traversé par les oppositions. Cette analyse en termes de « logique de blocs » se révèle du reste d’autant plus efficace qu’elle est servie par une argumentation détaillée, reposant sur une connaissance fine du territoire et de ses acteurs. Loin de se focaliser uniquement sur les forces de gauche, ou identifiées comme telles, Jean-Paul Sénéchal dresse notamment un panorama particulièrement stimulant du mouvement Croix de Feu / Parti social français (PSF), très bien implanté en Finistère (p. 285 et suivantes).

Suivant un fil chronologique ternaire, et au final assez classique (la constitution du Front populaire, l’année 1936 puis la confrontation aux réalités du pouvoir), la démonstration n’est toutefois pas sans prêter le flanc à certaines critiques épistémologiques. Car en insistant sur la confrontation entre deux blocs, l’un « progressiste », l’autre non, Jean-Paul Sénéchal jette mécaniquement dans l’ombre de vastes franges de la population qui répugnent à cette bipolarité, où y échappent, c’est selon. S’il est, et on en convient aisément, particulièrement difficile de déterminer les contours de ce  vaste magma protéiforme, il n’en demeure pas moins que ce peuple d’indécis, voire même d’indifférents, existe. Aussi le piège de cette approche gramscienne du Front populaire est-il sans doute celui d’une surreprésentation des conflictualités. Certes, et pour ne considérer qu’un seul exemple, le chiffre de 1 200 personnes assistant à une réunion du PSF le 26 février 1939 à Pont-l’Abbé apparaît comme considérable. Mais ne doit-il pas être rapporté aux 6 500 habitants recensés en 1936 dans cette même commune ? Et parmi ces 5 300 personnes, combien sont-elles réellement partisanes de l’autre bloc ? Et combien émargent au parti des attentistes et des indifférents ?

Les quais du port de Pont-l'Abbé. Carte postale. Collection particulière.

Rappeler ceci n’est pas jeter le discrédit sur le travail de Jean-Paul Sénéchal, bien au contraire. C’est rappeler que la grille de lecture adoptée par l’auteur conduit mécaniquement à des biais et que l’oublier peut conduire à une vision déformée du Front populaire dans le Finistère. L’objet de ce livre est en effet d’analyser la confrontation entre deux blocs politiques adverses et le but est admirablement atteint. Pour autant, le lecteur devra conserver à l’esprit que ces deux vastes ensembles idéologiques concurrents ne sauraient à eux seuls résumer la société Finistérienne du « moment 1936 ».

Erwan LE GALL

 

SENECHAL, Jean-Paul, Finistère du Front populaire. 1934-1938. Lutte pour l’hégémonie et logique de blocs, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2018.

 

 

 

1 SENECHAL, Jean-Paul, Finistère du Front populaire. 1934-1938. Lutte pour l’hégémonie et logique de blocs, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2018. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 SENECHAL, Jean-Paul, « L’impact de la crise du 13 mai 1958 dans le Finistère », En Envor, revue d’histoire contemporaine en Bretagne, n°11, hiver 2018, en ligne.

3 Pour de plus amples développements on se permettra de renvoyer à LE GALL, Erwan et PRIGENT, François, « Pour une histoire locale de la France », in LE GALL, Erwan et PRIGENT, François (dir.), C’était 1958 en Bretagne. Pour une histoire locale de la France, Rennes, Editions Goater, 2018, p. 8-17.

4 Sur l’expression « moment 1936 » on se permettra de renvoyer à LE GALL, Erwan et PRIGENT, François, « Nouvelles perspectives pour le moment 1936 », in LE GALL, Erwan et PRIGENT, François (dir.), C’était 1936. Le Front populaire vu de Bretagne, Rennes, Editions Goater, 2016, p. 309-321.