Une magistrale leçon d’histoire : la triste vie de Paul Taesch

C’est d’un modeste carton conservé aux Archives départementales du Finistère que part l’ouvrage qu'Anatole Le Bras publie aux éditions du CNRS . Dans une liasse est conservée une autobiographie, celle que Paul Taesch rédige le 24 mars 1896 afin d’obtenir, du directeur de l’asile départemental d’aliénés Saint-Athanase de Quimper, sa libération. Exceptionnelle, cette source captive dès les premiers instants tant elle interroge le lecteur. Certes, ces lignes constituent une sorte de mémoire en défense et sont donc éminemment biaisées. Pour autant, il est difficile de ne pas se poser cette épineuse question : Paul Taesch est-il ou non fou ?

Carte postale. Collection particulière.

C’est en effet l’intéressé lui-même qui jette le trouble en concédant avoir simulé les crises d’épilepsie qui, justement, le conduisent à Quimper après un parcours psychiatrique déjà chargé : Saint-Anne puis Bicêtre. Enfant de Paris, il naît orphelin et est très tôt balloté d’institutions en familles d’accueil pour enfin, donc, arriver le 21 décembre 1895 à Quimper (p. 14). Bien entendu, il y a là un milieu de départ particulièrement lourd mais qui ne saurait, par la seule grâce d’un intransigeant déterminisme sociologique, expliquer la suite des événements. En effet, pour Anatole Le Bras, c’est moins sa pathologie, et peu importe au final qu’elle soit simulée ou non, qui jette Paul Taesch à l’asile que son statut d’orphelin d’une part, d’autre part l’exceptionnelle capacité d’accueil des institutions parisiennes. Et l’historien d’affirmer, tout de go, qu’ailleurs qu’à Paris « ses supposées crises épileptiques n’auraient probablement pas constitué un motif d’admission suffisant » (p. 130).

Loin de se limiter à la triste vie de Paul Taesch, Anatole Le Bras livre en réalité avec cet ouvrage la description, en deux temps, d’un paysage (p. 10). Celui-ci est d’abord celui de l’asile Saint-Athanase de Quimper et l’on découvre un espace non seulement clos mais où s’entassent quelques 600 personnes (p. 195 et suivantes). Plus encore, c’est une géographie de la prise en charge psychiatrique dans la France de la fin du XIXe siècle qui apparaît dans ce volume. En effet, Saint-Athanase fait ici office de satellite des institutions parisiennes. Autrement dit, c’est parce qu’il n’y a plus de place dans les asiles de la capitale que Paul Taesch est envoyé à Quimper. De par sa situation excentrée, le Finistère jouit d’ailleurs d’une situation bien spécifique dans le système : n’y sont envoyés que les patients les moins intéressants d’un point de vue clinique (p. 215). Anatole Le Bras note d’ailleurs que « le transfert en province équivaut souvent à une véritable condamnation à l’internement à perpétuité » (p. 217), érigeant ainsi Saint-Athanase en une sorte de mouroir des fous. Autre élément qui frappe au fil de cette description, le nombre de passerelles avec le monde militaire, jusqu’au maître d’armes qui tous les soirs vient donner une leçon d’escrime, sport militaire par excellence, aux internés (p. 193). Immatriculation et verticalité des corps ont certes déjà été abondamment décrites par la littérature mais cet « asile-caserne » (p. 194) est une dimension qui ne manque pas de continuer à étonner. D’ailleurs, l’une des pistes de sortie envisagées par Paul Taesch consiste en un engagement volontaire au 37e régiment d’infanterie de Nancy.

Mais, on l’a dit, ce patient est particulier. Or plutôt que de s’essayer à un vain diagnostique sur archives avec plus d’un siècle de recul, exercice sans intérêt et par nature voué à l’échec (p. 147), le livre préfère s’attacher à étudier, à travers la figure de Paul Taesch, les frontières de la folie. Ce faisant, Anatole Le Bras décrit une psychiatrie en telle extension qu’elle en vient, au final, comme dans une sorte de totalitarisme médical, à englober, et pire encore à prendre en charge, la déviance (p. 141 et 167). Et l’on mesure alors, dans cette France de la Belle époque, république bourgeoise acquise à l’économie de marché, combien le travail est la norme qui, au final, régit la société d’alors. D’ailleurs, Anatole Le Bras note « qu’en guise de traitement », l’institution n’offre à Paul Taesch que du travail (p. 198). L’aptitude ou au contraire l’incapacité du patient à travailler est non seulement au cœur du livre mais constitue, de surcroît, la clef de sortie du monde asilaire : c’est s’il peut travailler qu’il peut être libéré mais c’est aussi parce qu’il a été interné qu’il ne peut pas retrouver un emploi, ce qui de facto le replace en situation de marginalité et donc potentiellement dans les griffes de la psychiatrie (p. 113).

Carte postale. Collection particulière.

En ces temps où l’histoire tend à n’être plus appréhendée que par le prisme familial, tropisme visant à l’héroïsation et à la victimisation de tel ou tel aïeul érigé en preuve ultime de la vérité, Anatole Le Bras nous livre une magistrale démonstration de méthode. En effet, comme le note le grand historien Philippe Artières dans la très belle préface du volume, l’auteur « aurait pu sombrer dans la fascination, celle de l’orpailleur avec sa pépite et la mettre en gloire ».  Au lieu de cela, « il a préféré la laver à grande eau, la brosser non pour qu’elle brille pour elle-même mais qu’elle devienne la première pièce d’un dossier à constituer » (p. 9). Ce faisant, par la grâce d’un sublime ouvrage, Paul Taesch rejoint Louis-François Pinagot et Lucie Baud, vies minuscules mais ô combien signifiantes pour reprendre l’expression de Michèle Perrot2.

Erwan LE GALL

LE BRAS, Anatole, Un enfant à l’asile. Vie de Paul Taesch (1874-1914), Paris, Editions du CNRS, 2018.

 

 

1 LE BRAS, Anatole, Un enfant à l’asile. Vie de Paul Taesch (1874-1914), Paris, Editions du CNRS, 2018. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 PERROT, Michelle, Mélancolie ouvrière, Je suis entrée comme apprentie, j’avais alors douze ans…., Lucie Baud, 1908, Paris, Grasset, 2012 ; CORBIN, Alain, Le monde retrouvé de Louis-François Pinagot, sur les traces d’un inconnu (1798-1876), Paris, Flammarion, 1998.