Une nouvelle manière de lire la Seconde Guerre mondiale

Il n’y a qu’à regarder la couverture de cette Infographie de la Seconde Guerre mondiale publiée chez Perrin pour réaliser la rupture fondamentale qu’entend proposer cet ouvrage1. Pourtant, à première vue, le sujet paraît des plus classiques : une carte traitant du débarquement de Normandie (celle-ci est reproduite p. 130-131). Certes, la graphie est particulièrement épurée et si l’on sait que cette bataille est encore porteuse de réflexions très neuves, force est néanmoins d’admettre qu’il s’agit là d’un terrain déjà particulièrement bien labouré. Pourtant, un détail frappe immédiatement le lecteur : sur la couverture, aux côtés des historiens Jean Lopez, Nicolas Aubin et Vincent Bernard, figure le nom du « data designer » Nicolas Aguillerat.

Un véritable défi: rendre compte en cartes de la dimension idéologique de la Seconde Guerre mondiale.

Ce choix ne relève nullement d’une coquetterie d’éditeur et s’inscrit au contraire dans une véritable démarche d’histoire publique. Jean Lopez, à qui l’on doit déjà l’excellente série des Mythes de la Seconde Guerre mondiale, volumes co-dirigés avec Olivier Wieviorka, le rappelle de cette plume vive qui, à chaque numéro de Guerres & Histoire, fait mouche : « la guerre génère des deuils, des ruines, des souffrances, mais avant tout des nombres » (p. 12). Et c’est bien ceux-ci qui sont présentés dans ce volume, au moyen de 357 cartes et infographies donnant une vaste présentation de ce que fut la Seconde Guerre mondiale. Divisé en quatre parties (« le cadre matériel et humain », « armes et armées », « batailles et campagnes », « bilan et fractures »), le propos est aussi complet que possible et, surtout, basé sur une bibliographie conséquente, diversifiée  et, plus important encore, à jour.

La bataille d’Angleterre (p. 90-91) synthétise à elle seule toutes les qualités du livre : un court texte de présentation descellant l’histoire de la mémoire et des représentations héritées de la propagande de l’époque, une frise chronologique particulièrement moderne pour suivre au jour le jour, ou presque, les différentes phases de l’événement, une carte figurant notamment les bases de la RAF et de la Luftwaffe ainsi que la portée des systèmes de radars britanniques, des infographies enfin comparant les effectifs en présence ainsi que les tonnages de munitions déversées sur les principales villes du Royaume-Uni. Cette visualisation spatiale du conflit fait merveille et, empruntant parfaitement le sillage de cette histoire connectée si en vogue actuellement, rappelle quelques données qui, pour être évidentes, n’en sont pas moins régulièrement oubliées : ainsi par exemple de la centralité de la Bretagne dans la bataille de l’Atlantique (p. 102-103), dimension qui n’est sans doute pas sans influer sur les logiques nazies de répression mais qui reste pour l’heure, faute de travaux spécifiques, un véritable angle-mort de notre compréhension du conflit.

L’un des aspects les plus remarquables de cet ouvrage est sans doute de parvenir à traiter en cartes et graphiques la dimension idéologique du conflit. Certes, le choix d’évoquer la Shoah (p. 160-165) dans la quatrième et ultime partie du volume (« bilan et fractures ») semble discutable : ne s’agit-il en effet pas là, plus que d’une conséquence du conflit, d’une de ses modalités, d’un de ses théâtres d’affrontement ? Mais l’essentiel n’est assurément pas là tant le risque est grand, avec une telle démarche historiographique, de tomber dans le piège d’une guerre désidéologisée alors que, précisément, le nazisme, l’antisémitisme, les fascismes, le communisme et l’anticommunisme, le racisme et les totalitarismes sont au cœur de ce conflit. Narrer en cartes et infographies la Seconde Guerre mondiale n’est en effet pas chose facile. Certaines présentations laissent à dire vrai songeur et ne sont pas sans, parfois, prêter le flanc aux critiques que formulaient le vénérable John Keegan à l’égard d’une histoire militaire « fifre et tambours » envisageant les mouvements de troupes d’une manière trop monolithique, comme si des dizaines de milliers d’individus évoluaient tous de la même manière, à la manière de soldats de plomb2. Tel est ainsi le cas de la campagne de France et de la blitzkrieg allemande, mythe bien déconstruit par l’historien Karl-Heinz Frieser (p. 87 notamment)3 : les cartes peinent à rendre compte des obéissances tardives, paniques et autres sentiments qui, on le sait, tiennent un rôle si important dans cette bataille.

Une maîtrise graphique stupéfiante.

Aussi, les fins connaisseurs de ce conflit n’apprendront-ils sans doute pas grand-chose au fil de ces quelques 191 pages, si ce n’est une donnée statistique ou un chiffre qui leur aurait échappé. Peut-être même que certains s’offusqueront de quelques manques ou imprécisions. Mais l’exhaustivité n’est à dire vrai pas l’objectif des auteurs qui, à l’évidence, ont souhaité proposer avec ce volume une autre lecture – au sens propre du terme, et celle-ci, il faut bien l’admettre, n’est pas toujours aisée – de la Seconde Guerre mondiale. Et c’est sans doute ici que toute l’importance de Nicolas Guillerat dans cette démarche éditoriale se dévoile. En effet, si l’informatique offre des possibilités immenses aux chercheurs, les humanités numériques n’ont à dire vrai pas encore apporté de bouleversement majeur des connaissances, qu’il s’agisse de véritable tournant historiographique ou, plus humblement, de manière de présenter les résultats de la recherche. Mais cela, c’était avant ce livre…

Erwan LE GALL

LOPEZ, Jean (dir.), AUBIN, Nicolas, BERNARD, Vincent et GUILLERAT, Nicolas (data design), Infographie de la Seconde Guerre mondiale, Paris, Perrin, 2018.

 

 

 

 

 

 

 

1 LOPEZ, Jean (dir.), AUBIN, Nicolas, BERNARD, Vincent et GUILLERAT, Nicolas (data design), Infographie de la Seconde Guerre mondiale, Paris, Perrin, 2018. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.

2 KEEGAN, John, The face of the battle, A study of Agincourt, Waterloo and the Somme, London, Random house, 2012.

3 FRIESER, Karl-Heinz, Le Mythe de la guerre-éclair, Paris, Belin, 2003.