Anatomie du jour J

Si l’est un champ de la discipline historique qui cultive les paradoxes, c’est bien celui de l’histoire militaire. La bataille, pour ne citer que cet exemple, est désormais, et ce dans le sillage des travaux fondateurs de John Keegan, un objet d’étude d’une rare complexité associant à l’analyse fine des opérations des approches sociales, culturelles mais aussi économiques et parfois même environnementales. Pourtant, cette histoire ne parvient pas à se défaire d’une image assez négative, renforcée de surcroît par quelques ombrages provoqués par l’engouement entourant les grands cycles commémoratifs. C’est bien au cœur de ces injonctions contradictoires, entre un champ déconsidéré mais portant sur un objet historique très populaire, que se situe le remarquable ouvrage collectif que publient les Presses universitaires de Rennes. Analysant le débarquement de Normandie « de l’événement à l’épopée », les 20 contributions réunies pour l’occasion par Jean-Luc Leleu composent un livre d’une rare densité1.

Ponton de débarquement à Arromanches. Carte postale. Collection particulière.

Dans une introduction aussi percutante que synthétique, Olivier Wieviorka remet pourtant d’entrée de jeu les pendules à l’heure en soulignant combien, lorsqu’il est question du débarquement de Normandie, grand est « l’écart qui sépare la mémoire savante de l’histoire » (p. 12). Or cette situation tient moins, à l’en croire, à une commémoration trop précoce – le premier anniversaire du D-Day étant plutôt discret – qu’au « silence relatif des historiens, professionnels ou amateurs » (p. 9). La nature ayant horreur du vide, les politiques, qui ne recourent jamais sans raison à l’histoire, érigent dès 1979 les plages de Normandie en lieu de naissance de la construction européenne (p. 9), raccourci narratif pour le moins hâtif mais qui dit bien le climat de cette époque baignée par l’injonction au « devoir de mémoire ».

Ce silence historien est d’autant plus étonnant qu’à bien y réfléchir il contraste grandement avec la popularité de l’événement, ce même avant qu’il ne survienne. Dans une contribution lumineuse, Christian Delporte montre combien la propagande collaborationniste encense en 1943 la barrière infranchissable qu’est le mur de l’Atlantique, et implante de fait dans les consciences la perspective d’un débarquement (p. 46). Là n’est d’ailleurs pas une ligne originale puisqu’elle prend en réalité sa source à Berlin, le Reich « mont[ant] en épingle et présent[ant] comme de véritables tentatives d’invasion du continent » les raids britanniques de Saint-Nazaire et Dieppe afin de « démontrer aux Soviétiques, longtemps aux abois, l’incapacité de leurs alliés occidentaux à leur venir efficacement en aide » (p. 36). Face à cette partie de billard à trois bandes, Aurélie Luneau montre que les alliés ne restent pas neutres et, au contraire, utilisent la BBC « pour transformer les auditeurs en possibles auxiliaires des troupes alliées du Jour J jusqu’à la libération du territoire » (p. 59). Ainsi, avant même qu’il n’ait lieu, le débarquement est au cœur d’un vaste combat médiatique qui, de facto, l’installe dans les horizons d’attente. Christian Delporte montre en effet « comment la propagande [de Vichy] a entretenu elle-même le mythe du débarquement en voulant le démonter » (p. 54).

Revenant sur le champ de bataille, Adam Tooze interroge pour sa part le témoignage en tant que source : celui-ci, que l’on sait délicat d’emploi, constitue-il le « fidèle reflet de l’expérience guerrière » ? (p. 99). A l’entendre, la réponse est négative puisque les témoins auraient sous-estimé l’importance de l’artillerie et des bombardements aériens, ce qui aurait pour corolaire de fausse[r] presque entièrement le récit que donne [Anthony] Beevor des opérations militaire lors de ce 6 juin 1944. La charge est rude mais, avouons-le, pas sans intérêt. Ce d’autant plus qu’elle est brillamment prolongée par Peter Lieb qui, lui aussi, semble prendre un malin plaisir à aller à l’encontre des idées reçues en pointant les problèmes d’indiscipline rencontrés par les troupes alliés, ce « dès les premiers jours » du débarquement (p. 108). Et l’historien de rappeler que « à la pointe du Hoc et à Omaha Beach, les troupes américaines ne prirent pas beaucoup de prisonniers » (p. 115).

Carte postale commémorative. Collection particulière.

Il est difficile de rendre compte en seulement quelques lignes de la richesse de cet ouvrage qui est non seulement absolument remarquable mais pour tout dire indispensable. Aussi nous permettra-t-on de terminer cette trop rapide recension en évoquant en guise de conclusion l’article séminal que livre François Cochet qui, en adoptant une grille de lecture économique du combat, pose quelques jalons fondateurs à l’attention de celles et ceux qui travaillent sur ces questions. Envisager en effet le débarquement de Normandie sous l’angle des « prémices de la société de consommation » est aussi iconoclaste que stimulant (p. 213-224). C’est également la marque d’un très grand historien.

Erwan LE GALL

LELEU, Jean-Luc, Le Débarquement. De l’événement à l’épopée, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2018.

 

 

 

 

1 LELEU, Jean-Luc, Le Débarquement. De l’événement à l’épopée, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2018. Afin de ne pas surcharger inutilement l’appareil critique, les références à cet ouvrage seront dorénavant indiquées dans le corps de texte, entre parenthèses.